Conseil d'État
N° 492211
ECLI:FR:CECHR:2025:492211.20250418
Mentionné aux tables du recueil Lebon
6ème - 5ème chambres réunies
M. Rémy Schwartz, président
M. Antoine Berger, rapporteur
M. Nicolas Agnoux, rapporteur public
GUERMONPREZ-TANNER, avocats
Lecture du vendredi 18 avril 2025
Vu la procédure suivante :
Par deux requêtes distinctes, la société Boralex Ouest Château Thierry a demandé à la cour administrative d'appel de Douai, d'une part, d'annuler respectivement la décision de refus tacite opposée par le préfet de l'Aisne à sa demande d'autorisation environnementale en vue de construire et d'exploiter un parc éolien sur le territoire des communes de Lucy-le-Bocage (Aisne) et Marigny-en-Orxois (Aisne) et l'arrêté du 17 février 2023 par lequel le préfet de l'Aisne a refusé de lui délivrer cette autorisation environnementale, d'autre part, dans les deux requêtes, de lui délivrer l'autorisation sollicitée ou, à titre subsidiaire, d'enjoindre au préfet de la délivrer dans un délai d'un mois sous astreinte de 100 euros par jour de retard ou de statuer à nouveau sur la demande dans un délai de deux mois, sous astreinte de 100 euros par jour de retard.
Par un arrêt n° 22DA01477, 23DA00694 du 21 décembre 2023, la cour administrative d'appel de Douai a annulé l'arrêté du 17 février 2023 du préfet de l'Aisne et la décision implicite rejetant la demande d'autorisation environnementale et délivré cette autorisation à la société Boralex Ouest Château Thierry, en enjoignant au préfet de l'Aisne de définir, dans un délai de quatre mois à compter de la notification de l'arrêt, les prescriptions nécessaires à la protection des intérêts mentionnés à l'article L. 511-1 du code de l'environnement.
Par un pourvoi, enregistré le 28 février 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires demande au Conseil d'Etat d'annuler cet arrêt.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention pour la protection du patrimoine mondial culturel et naturel adoptée par la 17ème conférence générale de l'UNESCO du 16 novembre 1972 ;
- le code de l'environnement ;
- le code du patrimoine ;
- le code de l'urbanisme ;
- la loi n° 75-377 du 20 mai 1975 ;
- la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Antoine Berger, auditeur,
- les conclusions de M. Nicolas Agnoux, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à Me Guermonprez-Tanner, avocat de la société Boralex Ouest Château Thierry ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Boralex Ouest Château Thierry a demandé au préfet de l'Aisne, le 26 avril 2019, une autorisation environnementale en vue de construire et d'exploiter un parc de six éoliennes et deux postes de livraison sur le territoire des communes de Lucy-le-Bocage (Aisne) et Marigny-en-Orxois (Aisne). Une décision implicite de rejet de la demande est née le 12 mars 2022, contestée par la société devant la cour administrative d'appel de Douai sous le n° 22DA01477. La société a également demandé, sous le n° 23DA00694, l'annulation du refus exprès opposé ultérieurement par le préfet de l'Aisne, le 17 février 2023. Par un arrêt du 21 décembre 2023, la cour administrative d'appel de Douai a annulé l'arrêté du 17 février 2023 du préfet de l'Aisne et la décision implicite rejetant la demande d'autorisation environnementale et délivré cette autorisation à la société Boralex Ouest Château Thierry, en enjoignant au préfet de l'Aisne de définir, dans un délai de quatre mois à compter de la notification de l'arrêt, les prescriptions nécessaires à la protection des intérêts mentionnés à l'article L. 511-1 du code de l'environnement.
2. Aux termes de l'article L. 181-3 du code de l'environnement : " L'autorisation environnementale ne peut être accordée que si les mesures qu'elle comporte assurent la prévention des dangers ou inconvénients pour les intérêts mentionnés aux articles L. 211-1 et L. 511-1, selon les cas. ". L'article L. 511-1 du même code dispose que : " Sont soumis aux dispositions du présent titre les usines, ateliers, dépôts, chantiers et, d'une manière générale, les installations exploitées ou détenues par toute personne physique ou morale, publique ou privée, qui peuvent présenter des dangers ou des inconvénients soit pour la commodité du voisinage, soit pour la santé, la sécurité, la salubrité publiques, soit pour l'agriculture, soit pour la protection de la nature, de l'environnement et des paysages, soit pour l'utilisation économe des sols naturels, agricoles ou forestiers, soit pour l'utilisation rationnelle de l'énergie, soit pour la conservation des sites et des monuments ainsi que des éléments du patrimoine archéologique ". Aux termes de l'article L. 350-1 A du code de l'environnement : " Le paysage désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l'action de facteurs naturels ou humains et de leurs interrelations dynamiques ". Pour l'application de ces dispositions, le juge des installations classées pour la protection de l'environnement apprécie le paysage et les atteintes qui peuvent lui être portées en prenant en considération des éléments présentant, le cas échéant, des dimensions historiques, mémorielles, culturelles et artistiques, y compris littéraires.
3. Aux termes de l'article 4 de la convention pour la protection du patrimoine mondial culturel et naturel adoptée par la 17ème conférence générale de l'UNESCO du 16 novembre 1972 et dont l'approbation a été autorisée par la loi du 20 mai 1975 : " Chacun des Etats parties à la présente Convention reconnaît que l'obligation d'assurer l'identification, la protection, la conservation, la mise en valeur et la transmission aux générations futures du patrimoine culturel et naturel visé aux articles 1 et 2 et situé sur son territoire, lui incombe en premier chef " et aux termes de l'article 5 de la même convention, " afin d'assurer une protection et une conservation aussi efficaces et une mise en valeur aussi active que possible du patrimoine culturel et naturel situé sur leur territoire et dans les conditions appropriées à chaque pays, les Etats parties à la présente Convention s'efforceront dans la mesure du possible : (...) d) de prendre les mesures juridiques, scientifiques, techniques, administratives et financières adéquates pour l'identification, la protection, la conservation, la mise en valeur et la réanimation de ce patrimoine ". L'article L. 612-1 du code du patrimoine, dans sa rédaction issue de la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine, dispose que : " L'Etat et ses établissements publics, les collectivités territoriales et leurs groupements assurent, au titre de leurs compétences dans les domaines du patrimoine, de l'environnement et de l'urbanisme, la protection, la conservation et la mise en valeur du bien reconnu en tant que bien du patrimoine mondial en application de la convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, adoptée par la Conférence générale de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture, le 16 novembre 1972, lors de sa XVIIe session. / Pour assurer la protection du bien, une zone, dite " zone tampon ", incluant son environnement immédiat, les perspectives visuelles importantes et d'autres aires ou attributs ayant un rôle fonctionnel important en tant que soutien apporté au bien et à sa protection est, sauf s'il est justifié qu'elle n'est pas nécessaire, délimitée autour de celui-ci en concertation avec les collectivités territoriales concernées puis arrêtée par l'autorité administrative. / Pour assurer la préservation de la valeur universelle exceptionnelle du bien, un plan de gestion comprenant les mesures de protection, de conservation et de mise en valeur à mettre en oeuvre est élaboré conjointement par l'Etat et les collectivités territoriales concernées, pour le périmètre de ce bien et, le cas échéant, de sa zone tampon, puis arrêté par l'autorité administrative. / Lorsque l'autorité compétente en matière de schéma de cohérence territoriale ou de plan local d'urbanisme engage l'élaboration ou la révision d'un schéma de cohérence territoriale ou d'un plan local d'urbanisme, le représentant de l'Etat dans le département porte à sa connaissance les dispositions du plan de gestion du bien afin d'assurer la protection, la conservation et la mise en valeur du bien et la préservation de sa valeur exceptionnelle. / Un décret en Conseil d'Etat fixe les modalités d'application du présent article ". Aux termes de l'article R. 612-1 du code du patrimoine : " Pour assurer la préservation de la valeur universelle exceptionnelle des biens reconnus en tant que biens du patrimoine mondial, l'Etat et les collectivités territoriales ou leurs groupements protègent ces biens et, le cas échéant, tout ou partie de leur zone tampon par l'application des dispositions du présent livre, du livre III du code de l'environnement ou du livre Ier du code de l'urbanisme ". Il résulte de ces dispositions, d'une part, que lorsqu'un bien est inscrit sur la liste du Patrimoine mondial de l'UNESCO, il appartient à l'Etat et ses établissements, ainsi qu'aux collectivités territoriales concernées et leurs groupements, de mettre en oeuvre les compétences dont ils disposent en application du code du patrimoine, du livre III du code de l'environnement et du livre Ier du code de l'urbanisme afin d'assurer la protection de la valeur universelle exceptionnelle de ce bien ainsi que, le cas échéant, celle de sa zone tampon et, d'autre part, qu'un plan de gestion comprenant les mesures de protection, de conservation et de mise en valeur à mettre en oeuvre pour le périmètre du bien et, le cas échéant, de sa zone tampon, est élaboré conjointement par l'Etat et les collectivités territoriales concernées.
4. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu'en 2015, le Comité du patrimoine mondial de l'Unesco a inscrit le bien " Coteaux, Maisons et Caves de Champagne " sur la liste du Patrimoine mondial, dans la catégorie des " Paysages culturels évolutifs vivants ", qui désigne les ouvrages combinés de l'homme et de la nature. La valeur universelle exceptionnelle du bien repose sur 14 éléments constitutifs, comprenant des coteaux plantés de vignes, des villages viticoles, des quartiers industriels et des ensembles souterrains, localisés sur les communes d'Epernay, de Reims, d'Aÿ, de Mareuil-sur-Aÿ et de Hautvillers dans la Marne. Autour de ce bien, une zone tampon d'environ 4 400 hectares a été définie. Le plan de gestion du bien comprend un ensemble de mesures et d'actions de protection à mettre en oeuvre sur ces deux périmètres, comprenant notamment l'inventaire de tous les sites et monuments présentant un intérêt historique, architectural, esthétique ou paysager, la mise en place ou l'adaptation d'aires de mise en valeur de l'architecture et du patrimoine et de zones de protection du patrimoine architectural urbain et paysager, ou encore la révision de documents d'urbanisme locaux. Le plan de gestion comprend également une charte portant sur une zone d'engagement volontaire, comprenant l'ensemble des 319 communes de l'appellation d'origine contrôlée Champagne, réparties sur cinq départements, tendant à la conservation et à la mise en valeur des paysages du Champagne. La décision 39 COM 8B.24 du 8 juillet 2015 par laquelle le Comité du patrimoine mondial a inscrit les coteaux, maisons et caves de Champagne fait mention de cette zone d'engagement et indique qu'elle " constitue l'environnement du bien " et qu'elle est " aussi un ensemble géographique et historique cohérent, représenté par le bien et sans lequel sa valeur ne peut être comprise ", sur le périmètre duquel, " les communautés locales, la profession vinicole et d'autres parties prenantes s'engagent, sur une base volontaire, à conserver et mettre en valeur leur paysage et leur patrimoine ". Il résulte des énonciations du plan de gestion que la charte de la zone d'engagement " est un document d'orientation qui n'est pas opposable aux tiers mais contribue à ce que chacun des acteurs du territoire prenne conscience de la valeur du site et le gère comme tel à tous les niveaux de décision ". Sur le périmètre de la zone d'engagement, la Mission Coteaux, Maisons et Caves de Champagne, association qui a porté le projet d'inscription du bien et en assure la valorisation, a élaboré une charte éolienne qui comprend une zone d'exclusion, reposant notamment sur une règle de recul de dix kilomètres par rapport à toutes les parcelles du vignoble champenois, dans laquelle elle préconise de ne pas développer de nouveau parc éolien, sauf en cas de non-covisibilité avec le vignoble.
5. En premier lieu, il résulte de ce qui a été rappelé au point 3 que l'inscription d'un bien sur la liste du Patrimoine mondial de l'UNESCO implique que l'Etat et les collectivités territoriales concernées mettent en oeuvre, sous le contrôle du juge, leurs compétences afin d'assurer la protection de la valeur universelle exceptionnelle de ce bien ainsi que, le cas échéant, tout ou partie de sa zone tampon, et ce, en particulier, par l'application des dispositions du livre VI du code du patrimoine, du livre III du code de l'environnement ou du livre Ier du code de l'urbanisme. En l'espèce, dès lors que le site d'implantation du projet se situe en dehors du périmètre du bien inscrit et de sa zone tampon, ces dispositions ne trouvent pas à s'appliquer. Si, en application des dispositions citées au point 2, le juge des installations classées pour la protection de l'environnement peut, pour apprécier l'intérêt et la qualité du paysage et les atteintes qui peuvent lui être portées pour l'application du livre Ier du code de l'environnement, prendre en considération tout élément utile tel que, le cas échéant, le contenu d'une " charte d'engagement " adoptée volontairement par des communes situées en dehors du périmètre du bien inscrit et de sa zone tampon, et d'une " charte éolienne " élaborée par l'association qui a porté le projet d'inscription du bien et en assure la valorisation, ces documents ne sont pas, par eux-mêmes, opposables. Par suite, dès lors que la cour n'a pas écarté par principe la prise en compte de la " zone d'engagement " et de la " charte éolienne " dans l'appréciation de l'intérêt et de la qualité du paysage et des atteintes qui peuvent lui être portées, mais s'est bornée à juger que ces documents étaient, en eux-mêmes, dépourvus de valeur juridique contraignante, et que le préfet ne pouvait fonder son refus sur la seule circonstance que le pétitionnaire n'avait pas tenu compte de la " zone d'exclusion " fixée par la " charte éolienne " pour justifier l'emplacement de son projet, le moyen tiré de ce qu'elle aurait entaché son arrêt d'erreur de droit et de dénaturation des pièces du dossier en refusant de prendre en compte ces éléments doit être écarté.
6. En deuxième lieu, si la cour a commis une erreur de droit en relevant que les critères d'inscription du bien en cause reposaient sur le savoir-faire et la tradition séculaire de la filière du champagne et non principalement sur la qualité du paysage, il résulte des termes mêmes de l'arrêt que ce motif était surabondant. Les moyens dirigés contre ces motifs sont, par suite, inopérants.
7. En dernier lieu, il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que pour juger que le projet aurait un impact faible sur le paysage, et notamment sur le vignoble, la cour a, d'une part, relevé que l'absence de prise en compte de la zone d'engagement et de la charte éolienne par le pétitionnaire n'était pas établie, et, d'autre part, examiné l'impact des éoliennes sur le paysage, notamment viticole, en prenant en considération la topographie du secteur, la présence de masques végétaux, l'éloignement des éoliennes et leur insertion dans un horizon déjà marqué par la présence de telles installations. Il suit de là que le ministre n'est pas fondé à soutenir que la cour aurait méconnu son office et commis une erreur de droit en s'abstenant d'examiner l'impact des éoliennes sur le paysage viticole environnant avant de délivrer l'autorisation environnementale sollicitée.
8. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la société Boralex Ouest Château Thierry au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires est rejeté.
Article 2 : L'Etat versera à la société Boralex Ouest Château Thierry une somme de 3 000 euros, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche et à la société Boralex Ouest Château Thierry.
Délibéré à l'issue de la séance du 17 mars 2025 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; M. Alain Seban, Mme Laurence Helmlinger, M. Stéphane Hoynck, M. Christophe Pourreau, M. Bruno Bachini, conseillers d'Etat et M. Antoine Berger, auditeur-rapporteur.
Rendu le 18 avril 2025.
Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Antoine Berger
La secrétaire :
Signé : Mme Marie-Adeline Allain
N° 492211
ECLI:FR:CECHR:2025:492211.20250418
Mentionné aux tables du recueil Lebon
6ème - 5ème chambres réunies
M. Rémy Schwartz, président
M. Antoine Berger, rapporteur
M. Nicolas Agnoux, rapporteur public
GUERMONPREZ-TANNER, avocats
Lecture du vendredi 18 avril 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Par deux requêtes distinctes, la société Boralex Ouest Château Thierry a demandé à la cour administrative d'appel de Douai, d'une part, d'annuler respectivement la décision de refus tacite opposée par le préfet de l'Aisne à sa demande d'autorisation environnementale en vue de construire et d'exploiter un parc éolien sur le territoire des communes de Lucy-le-Bocage (Aisne) et Marigny-en-Orxois (Aisne) et l'arrêté du 17 février 2023 par lequel le préfet de l'Aisne a refusé de lui délivrer cette autorisation environnementale, d'autre part, dans les deux requêtes, de lui délivrer l'autorisation sollicitée ou, à titre subsidiaire, d'enjoindre au préfet de la délivrer dans un délai d'un mois sous astreinte de 100 euros par jour de retard ou de statuer à nouveau sur la demande dans un délai de deux mois, sous astreinte de 100 euros par jour de retard.
Par un arrêt n° 22DA01477, 23DA00694 du 21 décembre 2023, la cour administrative d'appel de Douai a annulé l'arrêté du 17 février 2023 du préfet de l'Aisne et la décision implicite rejetant la demande d'autorisation environnementale et délivré cette autorisation à la société Boralex Ouest Château Thierry, en enjoignant au préfet de l'Aisne de définir, dans un délai de quatre mois à compter de la notification de l'arrêt, les prescriptions nécessaires à la protection des intérêts mentionnés à l'article L. 511-1 du code de l'environnement.
Par un pourvoi, enregistré le 28 février 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires demande au Conseil d'Etat d'annuler cet arrêt.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention pour la protection du patrimoine mondial culturel et naturel adoptée par la 17ème conférence générale de l'UNESCO du 16 novembre 1972 ;
- le code de l'environnement ;
- le code du patrimoine ;
- le code de l'urbanisme ;
- la loi n° 75-377 du 20 mai 1975 ;
- la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Antoine Berger, auditeur,
- les conclusions de M. Nicolas Agnoux, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à Me Guermonprez-Tanner, avocat de la société Boralex Ouest Château Thierry ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Boralex Ouest Château Thierry a demandé au préfet de l'Aisne, le 26 avril 2019, une autorisation environnementale en vue de construire et d'exploiter un parc de six éoliennes et deux postes de livraison sur le territoire des communes de Lucy-le-Bocage (Aisne) et Marigny-en-Orxois (Aisne). Une décision implicite de rejet de la demande est née le 12 mars 2022, contestée par la société devant la cour administrative d'appel de Douai sous le n° 22DA01477. La société a également demandé, sous le n° 23DA00694, l'annulation du refus exprès opposé ultérieurement par le préfet de l'Aisne, le 17 février 2023. Par un arrêt du 21 décembre 2023, la cour administrative d'appel de Douai a annulé l'arrêté du 17 février 2023 du préfet de l'Aisne et la décision implicite rejetant la demande d'autorisation environnementale et délivré cette autorisation à la société Boralex Ouest Château Thierry, en enjoignant au préfet de l'Aisne de définir, dans un délai de quatre mois à compter de la notification de l'arrêt, les prescriptions nécessaires à la protection des intérêts mentionnés à l'article L. 511-1 du code de l'environnement.
2. Aux termes de l'article L. 181-3 du code de l'environnement : " L'autorisation environnementale ne peut être accordée que si les mesures qu'elle comporte assurent la prévention des dangers ou inconvénients pour les intérêts mentionnés aux articles L. 211-1 et L. 511-1, selon les cas. ". L'article L. 511-1 du même code dispose que : " Sont soumis aux dispositions du présent titre les usines, ateliers, dépôts, chantiers et, d'une manière générale, les installations exploitées ou détenues par toute personne physique ou morale, publique ou privée, qui peuvent présenter des dangers ou des inconvénients soit pour la commodité du voisinage, soit pour la santé, la sécurité, la salubrité publiques, soit pour l'agriculture, soit pour la protection de la nature, de l'environnement et des paysages, soit pour l'utilisation économe des sols naturels, agricoles ou forestiers, soit pour l'utilisation rationnelle de l'énergie, soit pour la conservation des sites et des monuments ainsi que des éléments du patrimoine archéologique ". Aux termes de l'article L. 350-1 A du code de l'environnement : " Le paysage désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l'action de facteurs naturels ou humains et de leurs interrelations dynamiques ". Pour l'application de ces dispositions, le juge des installations classées pour la protection de l'environnement apprécie le paysage et les atteintes qui peuvent lui être portées en prenant en considération des éléments présentant, le cas échéant, des dimensions historiques, mémorielles, culturelles et artistiques, y compris littéraires.
3. Aux termes de l'article 4 de la convention pour la protection du patrimoine mondial culturel et naturel adoptée par la 17ème conférence générale de l'UNESCO du 16 novembre 1972 et dont l'approbation a été autorisée par la loi du 20 mai 1975 : " Chacun des Etats parties à la présente Convention reconnaît que l'obligation d'assurer l'identification, la protection, la conservation, la mise en valeur et la transmission aux générations futures du patrimoine culturel et naturel visé aux articles 1 et 2 et situé sur son territoire, lui incombe en premier chef " et aux termes de l'article 5 de la même convention, " afin d'assurer une protection et une conservation aussi efficaces et une mise en valeur aussi active que possible du patrimoine culturel et naturel situé sur leur territoire et dans les conditions appropriées à chaque pays, les Etats parties à la présente Convention s'efforceront dans la mesure du possible : (...) d) de prendre les mesures juridiques, scientifiques, techniques, administratives et financières adéquates pour l'identification, la protection, la conservation, la mise en valeur et la réanimation de ce patrimoine ". L'article L. 612-1 du code du patrimoine, dans sa rédaction issue de la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine, dispose que : " L'Etat et ses établissements publics, les collectivités territoriales et leurs groupements assurent, au titre de leurs compétences dans les domaines du patrimoine, de l'environnement et de l'urbanisme, la protection, la conservation et la mise en valeur du bien reconnu en tant que bien du patrimoine mondial en application de la convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, adoptée par la Conférence générale de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture, le 16 novembre 1972, lors de sa XVIIe session. / Pour assurer la protection du bien, une zone, dite " zone tampon ", incluant son environnement immédiat, les perspectives visuelles importantes et d'autres aires ou attributs ayant un rôle fonctionnel important en tant que soutien apporté au bien et à sa protection est, sauf s'il est justifié qu'elle n'est pas nécessaire, délimitée autour de celui-ci en concertation avec les collectivités territoriales concernées puis arrêtée par l'autorité administrative. / Pour assurer la préservation de la valeur universelle exceptionnelle du bien, un plan de gestion comprenant les mesures de protection, de conservation et de mise en valeur à mettre en oeuvre est élaboré conjointement par l'Etat et les collectivités territoriales concernées, pour le périmètre de ce bien et, le cas échéant, de sa zone tampon, puis arrêté par l'autorité administrative. / Lorsque l'autorité compétente en matière de schéma de cohérence territoriale ou de plan local d'urbanisme engage l'élaboration ou la révision d'un schéma de cohérence territoriale ou d'un plan local d'urbanisme, le représentant de l'Etat dans le département porte à sa connaissance les dispositions du plan de gestion du bien afin d'assurer la protection, la conservation et la mise en valeur du bien et la préservation de sa valeur exceptionnelle. / Un décret en Conseil d'Etat fixe les modalités d'application du présent article ". Aux termes de l'article R. 612-1 du code du patrimoine : " Pour assurer la préservation de la valeur universelle exceptionnelle des biens reconnus en tant que biens du patrimoine mondial, l'Etat et les collectivités territoriales ou leurs groupements protègent ces biens et, le cas échéant, tout ou partie de leur zone tampon par l'application des dispositions du présent livre, du livre III du code de l'environnement ou du livre Ier du code de l'urbanisme ". Il résulte de ces dispositions, d'une part, que lorsqu'un bien est inscrit sur la liste du Patrimoine mondial de l'UNESCO, il appartient à l'Etat et ses établissements, ainsi qu'aux collectivités territoriales concernées et leurs groupements, de mettre en oeuvre les compétences dont ils disposent en application du code du patrimoine, du livre III du code de l'environnement et du livre Ier du code de l'urbanisme afin d'assurer la protection de la valeur universelle exceptionnelle de ce bien ainsi que, le cas échéant, celle de sa zone tampon et, d'autre part, qu'un plan de gestion comprenant les mesures de protection, de conservation et de mise en valeur à mettre en oeuvre pour le périmètre du bien et, le cas échéant, de sa zone tampon, est élaboré conjointement par l'Etat et les collectivités territoriales concernées.
4. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu'en 2015, le Comité du patrimoine mondial de l'Unesco a inscrit le bien " Coteaux, Maisons et Caves de Champagne " sur la liste du Patrimoine mondial, dans la catégorie des " Paysages culturels évolutifs vivants ", qui désigne les ouvrages combinés de l'homme et de la nature. La valeur universelle exceptionnelle du bien repose sur 14 éléments constitutifs, comprenant des coteaux plantés de vignes, des villages viticoles, des quartiers industriels et des ensembles souterrains, localisés sur les communes d'Epernay, de Reims, d'Aÿ, de Mareuil-sur-Aÿ et de Hautvillers dans la Marne. Autour de ce bien, une zone tampon d'environ 4 400 hectares a été définie. Le plan de gestion du bien comprend un ensemble de mesures et d'actions de protection à mettre en oeuvre sur ces deux périmètres, comprenant notamment l'inventaire de tous les sites et monuments présentant un intérêt historique, architectural, esthétique ou paysager, la mise en place ou l'adaptation d'aires de mise en valeur de l'architecture et du patrimoine et de zones de protection du patrimoine architectural urbain et paysager, ou encore la révision de documents d'urbanisme locaux. Le plan de gestion comprend également une charte portant sur une zone d'engagement volontaire, comprenant l'ensemble des 319 communes de l'appellation d'origine contrôlée Champagne, réparties sur cinq départements, tendant à la conservation et à la mise en valeur des paysages du Champagne. La décision 39 COM 8B.24 du 8 juillet 2015 par laquelle le Comité du patrimoine mondial a inscrit les coteaux, maisons et caves de Champagne fait mention de cette zone d'engagement et indique qu'elle " constitue l'environnement du bien " et qu'elle est " aussi un ensemble géographique et historique cohérent, représenté par le bien et sans lequel sa valeur ne peut être comprise ", sur le périmètre duquel, " les communautés locales, la profession vinicole et d'autres parties prenantes s'engagent, sur une base volontaire, à conserver et mettre en valeur leur paysage et leur patrimoine ". Il résulte des énonciations du plan de gestion que la charte de la zone d'engagement " est un document d'orientation qui n'est pas opposable aux tiers mais contribue à ce que chacun des acteurs du territoire prenne conscience de la valeur du site et le gère comme tel à tous les niveaux de décision ". Sur le périmètre de la zone d'engagement, la Mission Coteaux, Maisons et Caves de Champagne, association qui a porté le projet d'inscription du bien et en assure la valorisation, a élaboré une charte éolienne qui comprend une zone d'exclusion, reposant notamment sur une règle de recul de dix kilomètres par rapport à toutes les parcelles du vignoble champenois, dans laquelle elle préconise de ne pas développer de nouveau parc éolien, sauf en cas de non-covisibilité avec le vignoble.
5. En premier lieu, il résulte de ce qui a été rappelé au point 3 que l'inscription d'un bien sur la liste du Patrimoine mondial de l'UNESCO implique que l'Etat et les collectivités territoriales concernées mettent en oeuvre, sous le contrôle du juge, leurs compétences afin d'assurer la protection de la valeur universelle exceptionnelle de ce bien ainsi que, le cas échéant, tout ou partie de sa zone tampon, et ce, en particulier, par l'application des dispositions du livre VI du code du patrimoine, du livre III du code de l'environnement ou du livre Ier du code de l'urbanisme. En l'espèce, dès lors que le site d'implantation du projet se situe en dehors du périmètre du bien inscrit et de sa zone tampon, ces dispositions ne trouvent pas à s'appliquer. Si, en application des dispositions citées au point 2, le juge des installations classées pour la protection de l'environnement peut, pour apprécier l'intérêt et la qualité du paysage et les atteintes qui peuvent lui être portées pour l'application du livre Ier du code de l'environnement, prendre en considération tout élément utile tel que, le cas échéant, le contenu d'une " charte d'engagement " adoptée volontairement par des communes situées en dehors du périmètre du bien inscrit et de sa zone tampon, et d'une " charte éolienne " élaborée par l'association qui a porté le projet d'inscription du bien et en assure la valorisation, ces documents ne sont pas, par eux-mêmes, opposables. Par suite, dès lors que la cour n'a pas écarté par principe la prise en compte de la " zone d'engagement " et de la " charte éolienne " dans l'appréciation de l'intérêt et de la qualité du paysage et des atteintes qui peuvent lui être portées, mais s'est bornée à juger que ces documents étaient, en eux-mêmes, dépourvus de valeur juridique contraignante, et que le préfet ne pouvait fonder son refus sur la seule circonstance que le pétitionnaire n'avait pas tenu compte de la " zone d'exclusion " fixée par la " charte éolienne " pour justifier l'emplacement de son projet, le moyen tiré de ce qu'elle aurait entaché son arrêt d'erreur de droit et de dénaturation des pièces du dossier en refusant de prendre en compte ces éléments doit être écarté.
6. En deuxième lieu, si la cour a commis une erreur de droit en relevant que les critères d'inscription du bien en cause reposaient sur le savoir-faire et la tradition séculaire de la filière du champagne et non principalement sur la qualité du paysage, il résulte des termes mêmes de l'arrêt que ce motif était surabondant. Les moyens dirigés contre ces motifs sont, par suite, inopérants.
7. En dernier lieu, il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que pour juger que le projet aurait un impact faible sur le paysage, et notamment sur le vignoble, la cour a, d'une part, relevé que l'absence de prise en compte de la zone d'engagement et de la charte éolienne par le pétitionnaire n'était pas établie, et, d'autre part, examiné l'impact des éoliennes sur le paysage, notamment viticole, en prenant en considération la topographie du secteur, la présence de masques végétaux, l'éloignement des éoliennes et leur insertion dans un horizon déjà marqué par la présence de telles installations. Il suit de là que le ministre n'est pas fondé à soutenir que la cour aurait méconnu son office et commis une erreur de droit en s'abstenant d'examiner l'impact des éoliennes sur le paysage viticole environnant avant de délivrer l'autorisation environnementale sollicitée.
8. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la société Boralex Ouest Château Thierry au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires est rejeté.
Article 2 : L'Etat versera à la société Boralex Ouest Château Thierry une somme de 3 000 euros, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche et à la société Boralex Ouest Château Thierry.
Délibéré à l'issue de la séance du 17 mars 2025 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; M. Alain Seban, Mme Laurence Helmlinger, M. Stéphane Hoynck, M. Christophe Pourreau, M. Bruno Bachini, conseillers d'Etat et M. Antoine Berger, auditeur-rapporteur.
Rendu le 18 avril 2025.
Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Antoine Berger
La secrétaire :
Signé : Mme Marie-Adeline Allain