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Ariane Web: Conseil d'État 499702, lecture du 7 mars 2025, ECLI:FR:CECHR:2025:499702.20250307

Décision n° 499702
7 mars 2025
Conseil d'État

N° 499702
ECLI:FR:CECHR:2025:499702.20250307
Mentionné aux tables du recueil Lebon
10ème - 9ème chambres réunies
M. Rémy Schwartz, président
M. Philippe Bachschmidt, rapporteur
M. Frédéric Puigserver, rapporteur public
SCP SPINOSI, avocats


Lecture du vendredi 7 mars 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS





Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés le 13 décembre 2024 et le 4 février 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les personnes étrangères, le Groupe d'information et de soutien des immigrés et la Cimade demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision par laquelle le Premier ministre a rétabli les contrôles aux frontières intérieures terrestres avec la Belgique, le Luxembourg, l'Allemagne, la Suisse, l'Italie et l'Espagne ainsi qu'aux frontières aériennes et maritimes, du 1er novembre 2024 au 30 avril 2025 ;

2°) de saisir, le cas échéant, la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 25 bis du règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l'Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le traité sur l'Union européenne ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, notamment son article 72 ;
- le règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l'Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes ;
- le règlement (UE) 2024/1717 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 modifiant le règlement (UE) 2016/399 concernant un code de l'Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Philippe Bachschmidt, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Frédéric Puigserver, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Spinosi, avocat de l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les personnes étrangères, du Groupe d'information et de soutien des immigrés et de la Cimade ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier que, par une note adressée à la Commission européenne, les autorités françaises ont notifié leur intention de réintroduire temporairement les contrôles aux frontières intérieures de l'espace Schengen, à compter du 1er novembre 2024 et jusqu'au 30 avril 2025, sur le fondement des articles 25 à 27 bis du règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l'Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes, dit " code frontières Schengen ". Les conclusions de la requête doivent être regardées comme dirigées contre la décision du Premier ministre de réintroduire les contrôles aux frontières intérieures, révélée par cette notification.

Sur le cadre juridique du litige :

2. Les articles 25 à 27 bis du règlement (UE) 2016/399 du 9 mars 2016, dans leur rédaction résultant du règlement (UE) 2024/1717 du 13 juin 2024, déterminent un cadre général de procédure pour la réintroduction temporaire et la prolongation du contrôle aux frontières intérieures des Etats appartenant à l'espace Schengen.

3. Aux termes de l'article 25 de ce règlement : " 1. En cas de menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure d'un État membre dans l'espace sans contrôle aux frontières intérieures, cet État membre peut exceptionnellement réintroduire le contrôle aux frontières sur tous les tronçons ou sur certains tronçons spécifiques de ses frontières intérieures. / Sont considérés créer une menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure : / a) les incidents ou menaces terroristes, et les menaces que constitue la grande criminalité organisée ; / b) les urgences de santé publique de grande ampleur ; / c) une situation exceptionnelle caractérisée par des mouvements soudains, de grande ampleur et non autorisés, de ressortissants de pays tiers entre les États membres, qui met une forte pression sur les ressources et les capacités globales d'autorités compétentes bien préparées, et qui est susceptible de mettre en péril le fonctionnement global de l'espace sans contrôle aux frontières intérieures, comme l'attestent une analyse des informations et toutes les données disponibles, y compris celles provenant des agences de l'Union concernées ; / d) les événements internationaux de grande ampleur ou de haut niveau. / 2. Dans tous les cas, le contrôle aux frontières intérieures n'est réintroduit qu'en tant que mesure de dernier recours. La portée et la durée de la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières ne doit pas excéder ce qui est strictement nécessaire pour répondre à la menace grave constatée. / Le contrôle aux frontières ne peut être réintroduit ou prolongé en vertu des articles 25 bis et 28 que lorsqu'un État membre a constaté qu'une telle mesure est nécessaire et proportionnée, en tenant compte des critères visés à l'article 26, paragraphe 1, et, lorsque ce contrôle est prolongé, en tenant compte également de l'évaluation des risques visée à l'article 26, paragraphe 2. Le contrôle aux frontières peut également être réintroduit en vertu de l'article 29, en tenant compte des critères visés à l'article 30. / 3. Lorsque la même menace grave persiste, le contrôle aux frontières intérieures peut être prolongé conformément à l'article 25 bis ou 29, ou, lorsque la menace est liée à des urgences de santé publique de grande ampleur, à l'article 28. / La même menace grave est réputée persister lorsque la justification présentée par l'État membre pour prolonger le contrôle aux frontières repose sur les mêmes motifs que ceux qui ont justifié la réintroduction initiale du contrôle aux frontières. "

4. Aux termes de l'article 25 bis de ce même règlement : " (...) 4. Lorsqu'une menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure est prévisible dans un État membre, ce dernier adresse une notification au Parlement européen, au Conseil, à la Commission et aux autres États membres, conformément à l'article 27, paragraphe 1, au plus tard quatre semaines avant la réintroduction du contrôle aux frontières prévue ou dès que possible lorsque les circonstances étant à l'origine de la nécessité de réintroduire le contrôle aux frontières intérieures sont connues de l'État membre moins de quatre semaines avant la date de réintroduction prévue. / 5. En cas d'application du paragraphe 4 du présent article et sans préjudice du paragraphe 6, le contrôle aux frontières intérieures peut être réintroduit pour une période n'excédant pas six mois. Lorsque la menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure persiste au-delà de cette période, l'État membre peut prolonger le contrôle aux frontières intérieures pour des périodes renouvelables n'excédant pas six mois. Toute prolongation est notifiée au Parlement européen, au Conseil et à la Commission, ainsi qu'aux autres États membres conformément à l'article 27 et dans les délais mentionnés au paragraphe 4 du présent article. Sous réserve du paragraphe 6 du présent article, la durée maximale du contrôle aux frontières intérieures n'excède pas deux ans. " Il résulte des dispositions du paragraphe 6 du même article 25 bis qu'en cas de " situation exceptionnelle majeure relative à une menace grave persistante " justifiant le maintien du contrôle aux frontières au-delà de cette durée de deux ans, le contrôle aux frontières peut, sous certaines conditions, être prolongé pour deux périodes supplémentaires successives ne pouvant chacune excéder six mois et atteindre ainsi une durée maximale de trois ans.

5. Aux termes de son article 26 : " 1. Afin d'établir si la réintroduction du contrôle aux frontières intérieures est nécessaire et proportionnée conformément à l'article 25, paragraphe 2, un État membre évalue notamment : / a) le caractère approprié de la mesure visant à réintroduire le contrôle aux frontières intérieures, compte tenu de la nature de la menace grave constatée, en examinant notamment si cette réintroduction est susceptible de remédier correctement à la menace pour l'ordre public ou la sécurité intérieure et si les objectifs que cette réintroduction poursuit pourraient être atteints par : / i) le recours à d'autres mesures, telles que des vérifications proportionnées effectuées dans le cadre des vérifications à l'intérieur du territoire visées à l'article 23, point a) ; / ii) le recours à la procédure prévue à l'article 23 bis ; / iii) d'autres formes de coopération policière prévues par le droit de l'Union ; / iv) des mesures communes concernant les restrictions temporaires de déplacement vers les États membres visées à l'article 21 bis, paragraphe 2 ; / b) l'incidence probable d'une telle mesure sur : / i) la circulation des personnes au sein de l'espace sans contrôle aux frontières intérieures ; et / ii) le fonctionnement des régions transfrontalières, eu égard aux liens sociaux et économiques étroits qui les unissent. / 2. Lorsqu'un contrôle aux frontières intérieures est en place depuis six mois conformément à l'article 25 bis, paragraphe 5, l'État membre concerné procède à une évaluation des risques, qui, outre les éléments mentionnés à l'article 27, paragraphes 2 et 3, comprend également une réévaluation des critères prévus au paragraphe 1 du présent article. / 3. En cas de réintroduction ou de prolongation du contrôle aux frontières intérieures, les États membres concernés veillent à accompagner ce contrôle de mesures appropriées qui atténuent les incidences de leur réintroduction sur les personnes et sur le transport de marchandises, en accordant une attention particulière aux liens sociaux et économiques étroits qui unissent les régions transfrontalières, et aux personnes effectuant des déplacements essentiels. "

6. Aux termes de son article 27 : " 1. Les notifications des États membres concernant la réintroduction ou la prolongation du contrôle aux frontières intérieures mentionnent les informations suivantes : / a) les motifs de la réintroduction ou de la prolongation, comprenant toutes les données utiles détaillant les événements qui constituent une menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure de l'État membre concerné ; / b) la portée de la réintroduction ou de la prolongation envisagée, en précisant le ou les tronçons des frontières intérieures où le contrôle doit être réintroduit ou prolongé ; / c) le nom des points de passage autorisés ; / d) la date et la durée de la réintroduction ou de la prolongation prévues ; / e) l'évaluation de la nécessité et de la proportionnalité visée à l'article 26, paragraphe 1, et, en cas de prolongation, à l'article 26, paragraphe 2 ; / f) le cas échéant, les mesures que d'autres États membres doivent prendre. / Une notification peut être présentée conjointement par deux ou plusieurs États membres. / Les États membres présentent la notification à l'aide du modèle à établir par la Commission en vertu du paragraphe 6. (...) ".

7. En outre, l'article 2 du règlement (UE) 2024/1717 du 13 juin 2024 dispose : " Le présent règlement entre en vigueur le vingtième jour suivant celui de sa publication au Journal officiel de l'Union européenne ". Il en résulte que ce texte, publié le 20 juin 2024 au Journal officiel de l'Union européenne, est entré en vigueur le 10 juillet 2024.

Sur la légalité de la décision attaquée :

8. En premier lieu, il résulte de l'économie générale des dispositions citées aux points 3 à 7 et de l'objectif poursuivi par ses auteurs que le règlement (UE) 2024/1717 du 13 juin 2024 n'a disposé que pour l'avenir et n'a pas entendu prendre en compte, pour l'application de la réforme du cadre général de procédure pour la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures qu'il comportait, les mesures de réintroduction des contrôles prises antérieurement à son entrée en vigueur par les Etats. Par suite, la décision attaquée, qui réintroduit ces contrôles pour une période de six mois allant du 1er novembre 2024 au 30 avril 2025, première décision de réintroduction notifiée par les autorités françaises à la Commission européenne, en application du paragraphe 4 de l'article 25 bis du règlement (UE) 2016/399 du 9 mars 2016, postérieurement à l'entrée en vigueur, le 10 juillet 2024, du règlement (UE) 2024/1717 du 13 juin 2024, doit être regardée comme la décision initiale de réintroduction des contrôles au sens du paragraphe 1 de l'article 25 et du paragraphe 5 de l'article 25 bis du règlement (UE) 2016/399 du 9 mars 2016, dans leur rédaction résultant du règlement (UE) 2024/1717 du 13 juin 2024, et non, contrairement à ce que prétendent les associations requérantes, comme une décision de prolongation des contrôles au sens des mêmes dispositions. Il suit de là que le moyen tiré de ce que la décision attaquée aurait pour effet, en méconnaissance de l'article 25 bis du règlement (UE) 2016/399 du 9 mars 2016, dans sa rédaction résultant du règlement (UE) 2024/1717 du 13 juin 2024, de prolonger les contrôles aux frontières intérieures pour une durée excédant la durée maximale de trois ans résultant de l'application des dispositions du paragraphe 6 de cet article, mentionné au point 4, ne peut qu'être écarté.

9. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier que la décision du Premier ministre de réintroduire le contrôle aux frontières intérieures de l'espace Schengen, pour une période de six mois allant du 1er novembre 2024 au 30 avril 2025, est fondée sur les menaces graves pour l'ordre public et la sécurité intérieure liées, d'une part, au risque terroriste islamiste et, d'autre part, à l'activité des réseaux criminels de passeurs qui facilitent les flux migratoires illicites dans le nord de la France. Ces motifs, au titre respectivement des menaces terroristes et des menaces que constitue la grande criminalité organisée, sont au nombre de ceux que mentionne le paragraphe 1 de l'article 25 du règlement (UE) 2016/399 du 9 mars 2016 pour justifier la réintroduction des contrôles aux frontières intérieures.

10. En troisième lieu, il ressort également des pièces du dossier que la décision attaquée a été prise en raison de l'actualité, d'une part, de la menace terroriste, notamment liée à la montée en puissance de la branche afghane de l'Etat islamique et à l'expansion des groupes islamistes en Afrique, susceptibles de provoquer l'arrivée ou le retour sur le territoire français de personnes potentiellement dangereuses, ainsi que par la présence de telles personnes dans les autres Etats de l'espace Schengen, comme en attestent les interpellations effectuées en France, en Belgique, en Autriche et en Allemagne, en mai, juillet et octobre 2024, de personnes ayant des projets terroristes, et, d'autre part, de la menace liée à l'activité des réseaux criminels de passeurs dans le nord de la France. Au vu de la nature de ces risques et de la nécessité, pour les prévenir efficacement, d'être en mesure de contrôler l'identité et la provenance des personnes désireuses d'entrer en France, la décision attaquée doit être regardée comme proportionnée à la gravité des menaces, sans qu'ait d'incidence, à cet égard, la circonstance alléguée que serait incomplète la liste des points de passage autorisés devant figurer, en application de l'article 27 du règlement (UE) 2016/399 du 9 mars 2016, dans la notification à la Commission européenne. Alors même que l'article 25 de ce règlement prévoit que les Etats ne peuvent décider de mettre en oeuvre des contrôles aux frontières intérieures qu'en dernier recours, il ne ressort pas des pièces du dossier que d'autres mesures moins restrictives de la libre circulation des personnes, telles notamment que celles invoquées par les associations requérantes, en particulier les contrôles dans la bande des 10 kilomètres à l'intérieur des frontières et les visites sommaires de véhicules, seraient de nature à prévenir ces risques dans des conditions équivalentes. Au demeurant, comme l'exige le paragraphe 3 de l'article 26 du même règlement, les contrôles sont mis en oeuvre de manière adaptée, selon des modalités limitant leurs incidences sur les personnes et sur le transport de marchandises.

11. Il résulte de ce qui a été dit aux points 9 et 10 que le Premier ministre a pu légalement décider, pour parer le plus efficacement possible aux menaces sur lesquelles sa décision est fondée, de réintroduire temporairement le contrôle aux frontières intérieures pour une période de six mois. Il suit de là que le moyen tiré de la méconnaissance de l'article 25 du règlement (UE) 2016/399 du 9 mars 2016 doit être écarté.

12. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de saisir la Cour de Justice de l'Union européenne en l'absence de tout doute raisonnable quant à l'interprétation des dispositions en cause du droit de l'Union européenne, que l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les personnes étrangères et autres ne sont pas fondés à demander l'annulation de la décision attaquée.

13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.



D E C I D E :
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Article 1er : La requête de l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les personnes étrangères et autres est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les personnes étrangères, premier requérant dénommé, et au ministre de l'intérieur.
Copie en sera adressée au Premier ministre et au ministre de l'Europe et des affaires étrangères.


Délibéré à l'issue de la séance du 10 février 2025 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, conseillers d'Etat, Mme Rozen Noguellou, conseillère d'Etat, M. Jérôme Goldenberg, conseiller d'Etat en service extraordinaire et M. Philippe Bachschmidt, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.

Rendu le 7 mars 2025.

Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz

Le rapporteur :
Signé : M. Philippe Bachschmidt

La secrétaire :
Signé : Mme Sylvie Leporcq



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