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Ariane Web: Conseil d'État 492854, lecture du 31 décembre 2024, ECLI:FR:CECHR:2024:492854.20241231

Décision n° 492854
31 décembre 2024
Conseil d'État

N° 492854
ECLI:FR:CECHR:2024:492854.20241231
Mentionné aux tables du recueil Lebon
5ème - 6ème chambres réunies
M. Pierre Collin, président
M. Cyrille Beaufils, rapporteur
M. Florian Roussel, rapporteur public
SCP SEVAUX, MATHONNET, avocats


Lecture du mardi 31 décembre 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 22 mars et 24 novembre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. D... A... B..., l'association Addah 33 et l'association nationale des avocats de victimes de dommages corporels (ANADAVI) demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite de rejet née du silence gardé par l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) sur leur demande d'abrogation du référentiel indicatif d'indemnisation des accidents médicaux du 22 mai 2023 ;

2°) d'enjoindre à l'ONIAM d'abroger ce référentiel dans un délai d'un mois, sous astreinte de 300 euros par jour de retard ;

3°) de mettre à la charge de l'ONIAM la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de la santé publique ;
- le décret n° 2024-951 du 23 octobre 2024 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Cyrille Beaufils, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public.

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Sevaux, Mathonnet, avocat de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux.

Vu la note en délibéré, enregistrée le 16 décembre 2024, présentée par M. A... B... et autres ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 18 décembre 2024, présentée par l'ONIAM ;



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 1142-17 du code de la santé publique, lorsque la commission régionale de conciliation et d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales estime que le dommage est indemnisable au titre du II de l'article L. 1142-1, ou au titre de l'article L. 1142-1-1 du même code, l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) " adresse à la victime ou à ses ayants droit (...) une offre d'indemnisation visant à la réparation intégrale des préjudices subis ". De même, lorsque cet office est, en vertu de l'article L. 1142-15 du même code, substitué à l'assureur défaillant tenu de faire une offre d'indemnisation en application d'une décision prise par une commission de conciliation et d'indemnisation, cette offre doit, aux termes de l'article L. 1142-14, viser " à la réparation intégrale des préjudices subis dans la limite des plafonds de garantie des contrats d'assurance ". Aux termes de l'article R. 1142-46 du code de la santé publique, le conseil d'administration de l'ONIAM définit " les principes généraux relatifs aux offres d'indemnisation incombant à l'office ".

2. Il ressort des pièces du dossier que, sur le fondement de ces dispositions, le conseil d'administration de l'ONIAM a adopté, le 22 mai 2023, une mise à jour du " référentiel indicatif d'indemnisation de l'ONIAM ". Ce document présente, pour les différents postes de préjudice pouvant être indemnisés par l'office, les principes susceptibles d'être mis en oeuvre par ses services pour formuler une offre d'indemnisation. L'introduction de ce document rappelle que " le principe général est celui de la réparation intégrale consistant à indemniser tous les préjudices subis par la victime, afin de compenser au mieux les effets des dommages subis ". Il est ensuite précisé que le référentiel " peut permettre à chacun d'avoir une idée du montant de l'indemnisation qui lui sera proposé, même si cela ne peut qu'être une estimation portant sur une partie de l'indemnisation, et n'est donné qu'à titre indicatif. (...) / Aucune situation ne ressemble vraiment à une autre. C'est pourquoi il est nécessaire de prendre en compte, de manière individualisée, les préjudices de chaque victime. Ainsi, une offre ne peut se fonder sur la seule application mécanique d'un référentiel. Quand cela apparaît possible, une fourchette est proposée. Cette fourchette ne reste pour autant qu'une indication. / Par ailleurs, certains préjudices, notamment économiques, ne font pas l'objet de références quantifiées. Le principe de la réparation intégrale veut que les préjudices économiques soient indemnisés, non pas sur une base forfaitaire, mais sur la base des dépenses réelles attestées par des factures ou à défaut, en particulier pour des frais futurs, sur la base d'estimations. " M. A... B... et autres demandent l'annulation pour excès de pouvoir du refus implicite opposé par le directeur de l'ONIAM à leur demande tendant à l'abrogation du référentiel dans sa version résultant de la mise à jour du 22 mai 2023.

Sur les fins de non-recevoir soulevées par l'ONIAM :

3. D'une part, les documents de portée générale émanant d'autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l'excès de pouvoir lorsqu'ils sont susceptibles d'avoir des effets notables sur les droits ou la situation d'autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en oeuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices. Il appartient au juge d'examiner les vices susceptibles d'affecter la légalité du document en tenant compte de la nature et des caractéristiques de celui-ci ainsi que du pouvoir d'appréciation dont dispose l'autorité dont il émane. Le recours formé à son encontre doit être accueilli notamment s'il fixe une règle nouvelle entachée d'incompétence, si l'interprétation du droit positif qu'il comporte en méconnaît le sens et la portée ou s'il est pris en vue de la mise en oeuvre d'une règle contraire à une norme juridique supérieure.

4. Il résulte de ce qui a été dit au point 2 que le référentiel indicatif d'indemnisation de l'ONIAM, conçu pour les seuls besoins des dispositifs d'indemnisation amiable mentionnés ci-dessus, a le caractère de lignes directrices édictées par son conseil d'administration à l'intention des services de l'Office et destinées à guider ces derniers lorsqu'ils statuent sur des demandes d'indemnisation. Ce document peut par suite, en application des principes rappelés au point précédent et contrairement à ce que soutient l'Office, faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir.

5. D'autre part, l'association Addah 33 et l'association nationale des avocats de victimes de dommages corporels (ANADAVI) ont respectivement pour objet, aux termes de leurs statuts, d'" assurer, au plan départemental, la défense des droits de toutes les victimes d'accidents " et de " regrouper les avocats de victimes de dommages corporels dans le but de promouvoir l'exercice efficace et indépendant de leurs droits ". Elles justifient ainsi d'un intérêt leur donnant qualité pour agir contre la décision qu'elles attaquent. Par suite, la fin de non-recevoir opposée à ce titre par l'ONIAM doit être écartée.

Sur la légalité du référentiel litigieux :

6. Il résulte des dispositions citées au point 1 qu'il incombe aux services de l'ONIAM, dans tous les cas, d'évaluer les préjudices de telle sorte que l'offre émise garantisse aux intéressés la réparation intégrale des préjudices subis. Ainsi, s'il est loisible à l'office de se doter de lignes directrices déterminant les principes d'indemnisation de diverses catégories de préjudices et préconisant les montants à proposer, ces lignes directrices, auxquelles il incombe aux services de l'Office de déroger chaque fois que les circonstances l'exigent, ne sauraient être fixées d'une manière qui procéderait d'une évaluation manifestement insuffisante des préjudices correspondants ou ferait obstacle à leur réparation intégrale.

7. En premier lieu, il appartient à l'ONIAM, dès lors que le déficit fonctionnel permanent dont une offre d'indemnisation qu'il propose assure la réparation doit inclure, ainsi que le relève le référentiel litigieux, tant la " réduction du potentiel physique, psychosensoriel ou intellectuel ", que les troubles permanents de toute nature dans les conditions d'existence et les " douleurs séquellaires après consolidation ", de prendre en compte l'ensemble de ces préjudices dans sa proposition d'indemnisation à ce titre. La circonstance que le référentiel litigieux indique que " [les] notions " d'incapacité permanente partielle (IPP) d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique (AIPP) et de déficit fonctionnel permanent (DFP) " sont équivalentes : par exemple 50% d'AIPP ou 50% d'IPP évalués par l'expert s'entendent comme 50% de DFP ", est sans incidence sur ce point.

8. En deuxième lieu, la mention selon laquelle le préjudice d'agrément " vise exclusivement à réparer (...) l'impossibilité, pour la victime, de pratiquer régulièrement une activité sportive ou de loisirs qu'elle exerçait avant l'accident " ne saurait être regardée comme faisant obstacle à l'indemnisation de l'impossibilité de pratiquer cette activité dans les conditions dans lesquelles la victime la pratiquait avant l'accident.

9. En troisième lieu, il ne ressort pas des seules considérations générales mises en avant par les requérants que les montants indicatifs proposés dans le tableau d'évaluation du préjudice d'affection en cas de décès de la victime seraient entachés d'erreur manifeste d'appréciation.

10. En quatrième lieu, si le référentiel litigieux fixe, pour chaque degré de souffrances évalué sur une échelle de 1 à 7, les bornes inférieure et supérieure entre lesquelles doivent être comprises, sauf circonstance particulière, les propositions d'indemnisation faites aux victimes, il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que ces montants ont un caractère indicatif et qu'il appartient à l'ONIAM de s'en écarter lorsque l'évaluation du préjudice, élaborée en tenant compte, notamment, des décisions des juridictions qui statuent souverainement sur des préjudices de même gravité dans des cas similaires, y conduit. Par suite, la seule circonstance que les montants indiqués à ce titre par ce référentiel diffèrent de ceux recommandés par le " référentiel d'indemnisation des cours d'appel ", au demeurant lui aussi indicatif, ne saurait conduire le référentiel litigieux à méconnaître le principe d'égalité entre les victimes ou à être entaché d'erreur manifeste d'appréciation. Il ne peut, en outre, être utilement soutenu que ce référentiel méconnaîtrait l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dès lors que la requête ne précise pas le droit ou la liberté, reconnus par la convention, qui seraient méconnus par la discrimination alléguée.

11. En cinquième lieu, la circonstance que les tables de capitalisation des rentes figurant à l'annexe II du référentiel litigieux seraient élaborées à partir des données de mortalité produites par l'INSEE pour les années 2013 à 2015, dont il ne ressort au demeurant pas des pièces du dossier qu'elles diffèreraient significativement des données disponibles pour des périodes postérieures, n'est pas, par elle-même, de nature à entacher ce référentiel d'erreur manifeste d'appréciation.

12. Enfin, la seule circonstance que le référentiel litigieux ne mentionne pas certains préjudices, notamment d'angoisse de mort imminente et d'impréparation ou, s'agissant du préjudice d'affection en cas de décès de la victime, le cas de certains proches, ne saurait, contrairement à ce que soutiennent les requérants, être regardée comme faisant obstacle à leur indemnisation.

13. En revanche, d'une part, dans son " avant propos ", le référentiel litigieux précise qu'" en dehors du cadre indemnitaire strict, l'ONIAM indemnise les frais de conseils, notamment par un médecin ou un avocat, engagés par la victime, ou par ses ayants-droit en cas de décès, dans le cadre du processus de règlement amiable. Ces frais font l'objet d'un remboursement sur production de pièces justificatives, et sous réserve qu'ils ne soient pas pris en charge au titre d'un contrat d'assurance de protection juridique ou d'un système de protection. Ce remboursement est plafonné à 700 euros. " S'il est loisible à l'ONIAM de proposer une évaluation forfaitaire de ces frais, il ressort des termes mêmes de ces énonciations, ainsi que le concède l'office en défense, que le plafond ainsi fixé revêt un caractère impératif et non indicatif. Le référentiel litigieux méconnaît, par suite, sur ce point, le principe de réparation intégrale du préjudice.

14. D'autre part, les dispositions du référentiel litigieux relatives aux frais d'obsèques et aux frais divers des proches, qui indiquent que " l'indemnisation des frais d'obsèques vise les frais funéraires au sens strict " et que " le cumul des frais occasionnés par le décès - frais d'obsèques et frais divers des proches - est indemnisé dans la limite d'un plafond de 5000 ? ", et celles qui limitent la prise en charge du forfait hospitalier à la moitié de ce dernier, méconnaissent, pour les mêmes motifs, le principe de réparation intégrale du préjudice.

15. Enfin, le montant de l'indemnité réparant la nécessité de recourir à l'aide d'une tierce personne doit se fonder sur un taux horaire déterminé, au vu des pièces du dossier, par référence, soit au montant des salaires des personnes à employer augmentés des cotisations sociales dues par l'employeur, soit aux tarifs des organismes offrant de telles prestations, en permettant le recours à l'aide professionnelle d'une tierce personne d'un niveau de qualification adéquat et sans être lié par les débours effectifs dont la victime peut justifier. Or, le référentiel litigieux indique, pour l'indemnisation des besoins d'assistance par tierce personne, que " Le taux horaire proposé par l'ONIAM est de 13?/h pour une aide non spécialisée et de 18?/h pour une aide spécialisée. " L'ONIAM ne contestant pas, en défense, que le taux horaire ainsi fixé est significativement inférieur au montant du salaire minimum de croissance, tel qu'il résulte en dernier lieu du décret du 23 octobre 2024 susvisé, augmenté des cotisations à la charge de l'employeur, M. A... B... et autres sont fondés à soutenir que le référentiel litigieux est entaché d'erreur manifeste d'appréciation sur ce point.

16. Il résulte de tout ce qui précède que M. A... B... et autres ne sont fondés à demander l'annulation de la décision qu'ils attaquent qu'en tant que l'ONIAM a refusé d'abroger les dispositions de son référentiel indicatif d'indemnisation, qui sont divisibles du reste du document, relatives :
- au plafonnement du remboursement des frais de conseil ;
- aux frais d'obsèques et frais divers des proches ;
- à la prise en charge du forfait hospitalier ;
- aux taux horaires proposés pour l'indemnisation des besoins d'assistance par tierce personne.

Sur les conclusions à fin d'injonction et d'astreinte :

17. Aux termes du premier alinéa de l'article L. 911-1 du code de justice administrative : " Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public (...) prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution ". En outre, selon l'article L. 911-3 du même code : " La juridiction peut assortir, dans la même décision, l'injonction prescrite (...) d'une astreinte (...) ".

18. L'annulation de la décision implicite par laquelle l'ONIAM a refusé d'abroger les dispositions du référentiel indicatif d'indemnisation mentionnés au point 16 ci-dessus implique nécessairement que l'office abroge ou modifie ces dispositions dans la mesure de l'annulation prononcée. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu d'enjoindre au conseil d'administration de l'ONIAM de les abroger ou de les modifier dans un délai de six mois à compter de la notification de la présente décision, sans qu'il y ait lieu d'assortir cette injonction d'une astreinte.

19. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce de mettre à la charge de l'ONIAM une somme de 1 000 euros à verser à chacun des requérants au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces mêmes dispositions font obstacle à ce qu'il soit fait droit aux conclusions présentées par l'ONIAM à ce titre.



D E C I D E :
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Article 1er : La décision implicite par laquelle le directeur de l'ONIAM a refusé d'abroger son référentiel indicatif d'indemnisation, mis à jour le 22 mai 2023, est annulée en tant qu'elle porte sur les dispositions de ce référentiel relatives :
- au plafonnement du remboursement des frais de conseil ;
- aux frais d'obsèques et frais divers des proches ;
- à la prise en charge du forfait hospitalier ;
- aux taux horaires proposés pour l'indemnisation des besoins d'assistance par tierce personne.

Article 2 : Il est enjoint à l'ONIAM d'abroger ou de modifier ce référentiel dans cette mesure dans un délai de six mois à compter de la notification de la présente décision.
Article 3 : L'ONIAM versera à M. A... B... ainsi qu'aux associations ADDAH 33 et ANADAVI la somme de 1 000 euros chacun au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Les conclusions de l'ONIAM présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à M. C... B..., premier dénommé, pour l'ensemble des requérants, et à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales.
Copie en sera adressée à la ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles.
Délibéré à l'issue de la séance du 16 décembre 2024 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre ; Mme Laurence Helmlinger, conseillère d'Etat ; M. Alain Seban, M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, M. Stéphane Hoynck, conseillers d'Etat et M. Cyrille Beaufils, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 31 décembre 2024.
Le président :
Signé : M. Pierre Collin
Le rapporteur :
Signé : M. Cyrille Beaufils
Le secrétaire :
Signé : M. Bernard Longieras


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