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Ariane Web: Conseil d'État 465144, lecture du 24 octobre 2024, ECLI:FR:CEASS:2024:465144.20241024

Décision n° 465144
24 octobre 2024
Conseil d'État

N° 465144
ECLI:FR:CEASS:2024:465144.20241024
Publié au recueil Lebon
Assemblée
M. Didier-Roland Tabuteau, président
Mme Isabelle Lemesle, rapporteure
M. Laurent Domingo, rapporteur public


Lecture du jeudi 24 octobre 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La Mutuelle centrale de réassurance (MCR) a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à lui verser la somme de 61 657 357,24 euros en réparation du préjudice que lui a causé le refus des autorités françaises de lui accorder le bénéfice de la protection diplomatique, en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait des mesures d'expropriation et de nationalisation intervenues en Algérie en 1963 et 1964. Par un jugement n° 1908621/6-1 du 5 février 2021, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 21PA01740 du 19 avril 2022, la cour administrative d'appel de Paris a annulé ce jugement et rejeté sa requête comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et deux mémoires en réplique, enregistrés les 20 juin et 20 septembre 2022, le 7 août 2023 et le 9 octobre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la MCR demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) à titre principal de renvoyer l'affaire à la cour administrative d'appel de Paris ;

3°) à titre subsidiaire, de faire droit à ses conclusions de première instance ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Isabelle Lemesle, conseillère d'Etat,

- les conclusions de M. Laurent Domingo, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Foussard, Froger, avocat de la Mutuelle Centrale de Réassurance ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la Caisse centrale de réassurance des mutuelles agricoles (CCRMA) a été créée sur le fondement de la loi du 4 juillet 1900 sur les mutuelles garantissant les agriculteurs contre les risques pouvant survenir sur les exploitations. Son activité se rapportait, en Algérie, avant la proclamation de l'indépendance de cette dernière le 5 juillet 1962, à la fourniture de biens nécessaires à l'exploitation agricole ainsi qu'à divers services de protection et de garantie proposés aux personnes en âge de cesser leur activité. En 1963 et 1964, ses actifs financiers ont été nationalisés et ses biens immobiliers expropriés par l'Etat algérien sans indemnité. Par une demande reçue le 30 décembre 2014, complétée le 29 juillet 2015, la Mutuelle centrale de réassurance (MCR), venue aux droits de la CCRMA, a présenté au ministre des affaires étrangères une demande tendant à l'exercice de la protection diplomatique, afin que le Gouvernement français prenne à son compte sa réclamation indemnitaire dirigée contre l'Etat algérien et saisisse la Cour internationale de justice de La Haye. Cette demande a été implicitement rejetée. Par un courrier du 24 décembre 2018, la MCR a adressé au ministre de l'Europe et des affaires étrangères une réclamation préalable visant à l'indemnisation du préjudice qu'elle estimait avoir subi du fait de son refus d'engager les procédures de nature à permettre l'indemnisation de la mutuelle par l'Etat algérien, sur le fondement de la responsabilité sans faute pour rupture d'égalité devant les charges publiques. Cette demande ayant également été implicitement rejetée, la MCR a saisi le tribunal administratif de Paris d'une demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 61 657 357, 24 euros en réparation de ce préjudice. Par un arrêt du 19 avril 2022, contre lequel la MCR se pourvoit en cassation, la cour administrative d'appel de Paris a annulé le jugement du 5 février 2021 du tribunal administratif de Paris et rejeté sa demande comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître.

2. L'exercice de la protection diplomatique est une décision non détachable de la conduite des relations internationales de la France. Les recours tendant à l'annulation d'une telle décision, de même que ceux tendant, sur le terrain de la responsabilité pour faute de l'Etat, à la réparation des préjudices qu'elle a pu causer, soulèvent des questions qui ne sont pas susceptibles, par leur nature, d'être portées devant la juridiction administrative.

3. La juridiction administrative est, en revanche, compétente pour connaître de conclusions indemnitaires tendant à la mise en cause de la responsabilité sans faute de l'Etat, sur le fondement de l'égalité des citoyens devant les charges publiques, du fait de décisions non détachables de la conduite des relations internationales de la France. Par suite, la MCR est fondée à soutenir qu'en rejetant comme portées devant une juridiction incompétente pour en connaître ses conclusions tendant, sur ce fondement, à la réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait du refus du ministre chargé des affaires étrangères d'exercer la protection diplomatique, la cour administrative d'appel de Paris a entaché son arrêt d'erreur de droit.

4. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, que la MCR est fondée à demander l'annulation de l'arrêt attaqué.

5. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

Sur le cadre juridique applicable à la mise en cause de la responsabilité sans faute de l'Etat du fait de décisions non détachables de la conduite des relations internationales :

6. La responsabilité sans faute de l'Etat du fait de décisions non détachables de la conduite des relations internationales peut être engagée à l'égard des personnes relevant de sa juridiction sur le fondement de l'égalité des citoyens devant les charges publiques. Ce régime de responsabilité ne saurait toutefois interférer, même indirectement, avec les objectifs ou la mise en oeuvre de la politique extérieure de la France.

7. Lorsque les conditions d'engagement d'une telle action en responsabilité de l'Etat sont réunies, celle-ci ne peut être accueillie que lorsque l'auteur de la demande supporte une charge spéciale et d'une particulière gravité, hors de proportion avec les sujétions que peut impliquer la conduite de la politique extérieure de la France. Cette responsabilité ne saurait, en principe, être engagée au bénéfice des personnes dont une décision non détachable de la conduite des relations internationales a pour objet même de régir ou d'affecter la situation, soit à titre individuel, soit de manière collective.

8. Enfin, cette responsabilité ne saurait être engagée lorsque le préjudice dont il est demandé réparation trouve son origine directe dans le fait d'un Etat étranger ou dans des faits de guerre. Elle ne saurait l'être davantage s'il existe un régime spécial d'indemnisation.

Sur la requête de la MCR :

9. Contrairement à ce qu'a estimé le tribunal administratif de Paris, la demande de la MCR ne tendait pas à la réparation de préjudices résultant d'expropriations et de nationalisations réalisées par l'Etat algérien, mais du préjudice né de la perte de chance d'obtenir une indemnisation par les autorités algériennes du fait du refus de protection diplomatique qui lui avait été opposé. Toutefois, ainsi qu'il a été dit au point 7, la responsabilité sans faute de l'Etat sur le fondement de l'égalité devant les charges publiques du fait d'une décision non détachable de la conduite des relations internationales de France n'est pas susceptible d'être engagée à l'égard des personnes dont cette décision a pour objet même de régir la situation. Les conclusions indemnitaires de la MCR tendant, sur ce fondement, à obtenir la réparation du préjudice qu'elle estime lui avoir été causé par le refus des autorités françaises d'exercer la protection diplomatique ne peuvent, par suite, qu'être rejetées.

10. Il résulte de ce qui précède que la MCR n'est pas fondée à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif Paris a rejeté sa demande d'indemnisation.

11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 19 avril 2022 de la cour administrative d'appel de Paris est annulé.
Article 2 : La requête de la Mutuelle centrale de réassurance et ses conclusions présentées devant le Conseil d'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la Mutuelle centrale de réassurance et au ministre de l'Europe et des affaires étrangères.




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