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Ariane Web: Conseil d'État 470263, lecture du 30 juillet 2024, ECLI:FR:CECHR:2024:470263.20240730

Décision n° 470263
30 juillet 2024
Conseil d'État

N° 470263
ECLI:FR:CECHR:2024:470263.20240730
Mentionné aux tables du recueil Lebon
9ème - 10ème chambres réunies
M. Pierre Collin, président
M. Olivier Pau, rapporteur
Mme Céline Guibé, rapporteure publique


Lecture du mardi 30 juillet 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et trois nouveaux mémoires, enregistrés les 7 janvier et 5 avril 2023 et les 4 janvier, 5 et 8 juillet 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société EkWateur demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler la délibération de la Commission de régulation de l'énergie n° 2022-272 du 3 novembre 2022 relative à la réévaluation des charges de service public de l'énergie pour 2023 ;

2°) d'enjoindre à la Commission de régulation de l'énergie, sur le fondement de l'article L. 911-1 du code de justice administrative, de prendre, au plus tard dans un délai de 15 jours à compter de l'annulation de la délibération du 3 novembre 2022, une délibération proposant une nouvelle évaluation des charges de service public de l'énergie pour 2023 et garantissant à l'ensemble des fournisseurs la compensation intégrale de leur préjudice à raison des mesures de gels des tarifs d'électricité.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la directive (UE) 2019/944 du Parlement européen et du Conseil du 5 juin 2019 ;
- le règlement n° 2022/1854 du Conseil du 6 octobre 2022 ;
- le code de l'énergie ;
- la loi n° 2021-1900 du 30 décembre 2021 ;
- la loi n° 2022-176 du 30 décembre 2022 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Olivier Pau, auditeur,

- les conclusions de Mme Céline Guibé, rapporteure publique ;




Considérant ce qui suit :

Sur le cadre juridique du litige :

En ce qui concerne le droit de l'Union européenne :

1. Aux termes de l'article 5 de la directive (UE) 2019/944 du Parlement européen et du Conseil du 5 juin 2019 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l'électricité, relatif aux prix de fourniture basés sur le marché : " 1. Les fournisseurs sont libres de déterminer le prix auquel ils fournissent l'électricité aux clients. Les États membres prennent des mesures appropriées pour assurer une concurrence effective entre les fournisseurs. (...) 4. Les interventions publiques dans la fixation des prix pour la fourniture d'électricité : / a) poursuivent un objectif d'intérêt économique général et ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif d'intérêt économique général ; / b) sont clairement définies, transparentes, non discriminatoires et vérifiables ; / c) garantissent aux entreprises d'électricité de l'Union un égal accès aux clients ; / d) sont limitées dans le temps et proportionnées en ce qui concerne leurs bénéficiaires ; / e) n'entraînent pas de coûts supplémentaires pour les acteurs du marché d'une manière discriminatoire. / (...) / 6. Dans le but d'assurer une période transitoire permettant d'établir une concurrence effective entre les fournisseurs pour les contrats de fourniture d'électricité et de parvenir à une fixation pleinement effective des prix de détail de l'électricité fondée sur le marché conformément au paragraphe 1, les États membres peuvent mettre en oeuvre des interventions publiques dans la fixation des prix pour la fourniture d'électricité aux clients résidentiels et aux microentreprises. (...) 7. Les interventions publiques effectuées en vertu du paragraphe 6 respectent les critères énoncés au paragraphe 4 et : / a) sont assorties d'un ensemble de mesures permettant de parvenir à une concurrence effective et d'une méthode d'évaluation des progrès en ce qui concerne ces mesures ; / b) sont fixées à l'aide d'une méthode garantissant un traitement non discriminatoire des fournisseurs ; / c) sont établies à un prix supérieur aux coûts, à un niveau permettant une concurrence tarifaire effective ; / d) sont conçues de façon à réduire au minimum tout impact négatif sur le marché de gros de l'électricité ; / e) garantissent que tous les bénéficiaires de telles interventions publiques ont la possibilité de choisir des offres du marché concurrentielles (...) ; (...) ". Aux termes de l'article 13 du règlement n° 2022/1854 du Conseil du 6 octobre 2022 sur une intervention d'urgence pour faire face aux prix élevés de l'énergie : " Par dérogation aux règles de l'Union relatives aux interventions publiques dans la fixation des prix, lorsqu'ils mettent en oeuvre des interventions publiques dans la fixation des prix pour la fourniture d'électricité conformément à l'article 5, paragraphe 6, de la directive (UE) 2019/944 ou à l'article 12 du présent règlement, les États membres peuvent, à titre exceptionnel et temporaire, fixer pour la fourniture d'électricité un prix inférieur aux coûts, pour autant que toutes les conditions suivantes soient remplies : (...) c) les fournisseurs sont indemnisés pour la fourniture à perte ; (...) ".

En ce qui concerne le droit national :

2. D'une part, aux termes de l'article L. 121-6 du code de l'énergie : " Les charges imputables aux missions de service public assignées aux opérateurs électriques (...) sont intégralement compensées par l'Etat ". Aux termes de l'article L. 121-9 de ce code : " Chaque année, la Commission de régulation de l'énergie évalue le montant des charges ". Aux termes de l'article R. 121-30 de ce code : " I.- Les opérateurs qui supportent des charges imputables aux missions de service public de l'énergie adressent à la Commission de régulation de l'énergie, avant le 31 mars de chaque année, une déclaration relative aux charges imputables aux missions de service public de l'énergie qu'ils ont supportées au titre de l'année précédente, et avant le 30 avril de chaque année une déclaration relative aux charges prévisionnelles au titre de l'année suivante ainsi qu'à la mise à jour des charges qu'ils vont supporter au titre de l'année en cours. (...) ". Aux termes de l'article R. 121-31 du même code : " I. - La Commission de régulation de l'énergie constate, chaque année, le montant des charges imputables aux missions de service public de l'énergie ayant incombé aux opérateurs au titre de l'année précédente et évalue, pour l'année suivante, le montant prévisionnel de ces mêmes charges, à partir des informations fournies par les déclarations prévues au I de l'article R. 121-30. Elle réalise par ailleurs une mise à jour de l'évaluation des charges imputables aux missions de service public de l'énergie incombant aux opérateurs au titre de l'année en cours. / (...) / II.- Avant le 15 juillet de chaque année, la Commission de régulation de l'énergie adresse au ministre chargé de l'énergie ses évaluations du montant des charges établies conformément au I, avec l'indication des règles employées et toutes les informations nécessaires ". En vertu de l'article R. 121-32 du même code : " La Commission de régulation de l'énergie notifie avant le 31 décembre de l'année précédente, à chaque opérateur ayant fait une déclaration au titre de l'article R. 121-30, le montant prévisionnel des charges imputables aux missions de service public de l'énergie qu'elle retient pour l'année suivante. (...) / Ces montants sont également communiqués au ministre chargé de l'énergie ".

3. D'autre part, aux termes de l'article 181 de la loi du 30 décembre 2021 de finances pour 2022, dans sa rédaction issue de l'article 181 de la loi du 30 décembre 2022 de finances pour 2023, applicable au 1er janvier 2023 : " VI. - En 2022, par dérogation aux articles L. 337-4 à L. 337-9 du code de l'énergie, si les propositions motivées de tarifs réglementés de vente d'électricité de la Commission de régulation de l'énergie conduisent à ce que les tarifs dits " bleus " applicables aux consommateurs résidentiels définis à l'article R. 337-18 du même code, majorés des taxes applicables après application de l'article 29 de la présente loi, excèdent de plus de 4 % ceux applicables au 31 décembre 2021, majorés des taxes applicables à cette date, les ministres chargés de l'économie et de l'énergie peuvent s'opposer à ces propositions motivées de la Commission de régulation de l'énergie prises en application de l'article L. 337-4 du code de l'énergie et fixer, par arrêté conjoint, un niveau de tarifs inférieur afin de répondre à l'objectif de stabilité des prix. (...) / VIII. - Les pertes de recettes supportées par les fournisseurs d'électricité mentionnés à l'article L. 111-54 du code de l'énergie pour leurs offres aux tarifs réglementés de vente d'électricité et par les fournisseurs d'électricité pour leurs offres de marché, entre le 1er février 2022 et la première évolution des tarifs réglementés de vente d'électricité pour l'année 2023, constituent des charges imputables aux obligations de service public, au sens de l'article L. 121-6 du même code, compensées par l'Etat. Les pertes de recettes sont calculées par application d'un montant unitaire en euros par mégawattheure aux volumes éligibles pour les offres définis au deuxième alinéa du présent VIII. (...) Le montant unitaire est calculé, d'une part, pour les consommateurs finals résidentiels définis au 1° du I de l'article L. 337-7 du même code et, d'autre part, pour les consommateurs finals non résidentiels définis au 2° du même I, comme la différence, en euros par mégawattheure, entre le prix moyen hors taxes résultant de l'application des tarifs réglementés de vente d'électricité proposés par la Commission de régulation de l'énergie en 2022 et le prix moyen hors taxes résultant de l'application des tarifs réglementés de vente d'électricité effectivement appliqués entre le 1er février 2022 et la première évolution des tarifs réglementés de vente d'électricité en 2023. / (...) / X. - Par dérogation aux modalités prévues aux articles L. 121-9 à L. 121-28 du code de l'énergie, au plus tard un mois après l'entrée en vigueur des tarifs mentionnés au VI du présent article, les fournisseurs mentionnés au premier alinéa du VIII ayant moins d'un million de clients résidentiels déclarent à la Commission de régulation de l'énergie leurs pertes de recettes prévisionnelles mentionnées au même premier alinéa. (...) Une délibération de la Commission de régulation de l'énergie évalue, au plus tard deux mois après l'entrée en vigueur des tarifs mentionnés au VI, le montant de ces pertes. Ce montant fait l'objet d'un versement au titre des compensations de charges de ces fournisseurs, effectué au plus tard trois mois après l'entrée en vigueur des tarifs mentionnés au même VI. / XI. - La différence entre, d'une part, la compensation des pertes de recettes mentionnées au VIII, en tenant compte du versement prévu au X, et, d'autre part, le versement dû à l'Etat prévu au IX est compensée à partir de 2023 selon les modalités prévues aux articles L. 121-37 à L. 121-41 du code de l'énergie. Le cas échéant, les sommes sont déduites de la compensation au titre des charges de service public de l'énergie qui leur est versée en application des articles L. 121-6 à L. 121-28 du code de l'énergie ".

4. La Commission de régulation de l'énergie a adopté, le 18 janvier 2022, la délibération n° 2022-08 portant proposition des tarifs réglementés de vente d'électricité correspondant à une augmentation moyenne de 44,5 % hors taxes, de ces tarifs (dits " bleus "). Constatant que les tarifs proposés excédaient de plus de 4 % toutes taxes comprises ceux applicables au 31 décembre 2021, les ministres chargés de l'économie et de l'énergie ont, par arrêté du 28 janvier 2022 pris sur le fondement du VI de l'article 181 de la loi du 30 décembre 2021 de finances pour 2022 cité au point 3, fait opposition à la proposition tarifaire de la Commission de régulation de l'énergie et fixé les tarifs réglementés de vente de l'électricité à un niveau correspondant à une augmentation de 4 % toutes taxes comprises de ceux applicables au 31 décembre 2021. La Commission de régulation de l'énergie ayant adopté, le 7 juillet 2022, une délibération proposant une nouvelle augmentation de tarif, un arrêté en date du 28 juillet 2022 a maintenu le " bouclier tarifaire " de 4 % à compter du 1er août 2022.

Sur la recevabilité de la requête :

5. Sur le fondement des dispositions citées aux points 2 et 3, la Commission de régulation de l'énergie a adopté, le 3 novembre 2022, la délibération n° 2022-272 relative à la réévaluation des charges de service public de l'énergie pour 2023 dont l'annexe 6 fixe, pour chacun des opérateurs ayant déposé une déclaration au titre de l'article R. 121-30 du code de l'énergie, le montant des charges à compenser en 2023 tenant compte de la régularisation opérée, à l'annexe 8, au titre des charges pour 2022. La société EkWateur demande l'annulation pour excès de pouvoir de cette délibération en tant qu'elle procèderait à une évaluation insuffisante du montant de charges de service public de l'énergie imputables à l'activité des fournisseurs alternatifs concernés, à raison du montant insuffisant de la compensation résultant de l'application du " bouclier tarifaire " sur les prix de l'électricité en 2022 qui leur a été attribuée.

6. La délibération contestée ne faisant grief à la société Ekwateur qu'en tant qu'elle procède à la détermination du montant de la compensation qui lui a été attribuée, sa requête n'est recevable que dans cette mesure.

Sur l'intervention de l'association nationale des opérateurs détaillants en énergie :

7. L'association nationale des opérateurs détaillants en énergie justifie, eu égard à la nature et à l'objet des questions soulevées par le litige, d'un intérêt suffisant à l'annulation de la délibération attaquée. La recevabilité de la requête de la société Ekwateur, au soutien de laquelle elle intervient, étant cependant limitée à ses conclusions dirigées contre la délibération attaquée en tant qu'elle procède à la détermination du montant de la compensation qui lui est attribuée, son intervention ne peut elle-même être admise que dans cette seule mesure.

8. En outre, aux termes du dernier alinéa de l'article R. 632-1 du code de justice administrative : " le jugement de l'affaire principale qui est instruite ne peut être retardé par une intervention ". L'association nationale des opérateurs détaillants en énergie a produit le 5 juillet 2024, postérieurement à la notification qui lui avait été faite de l'avis d'audience, en complément de son mémoire en intervention enregistré le 13 mai 2024, un nouveau mémoire soulevant, pour la première fois, de nombreux moyens, distincts de ceux soulevés par la société requérante. L'examen de ces moyens retarderait le jugement de l'affaire principale inscrite au rôle. Il y a lieu, par suite, d'écarter ce mémoire.

Sur la légalité externe de la délibération attaquée :

9. Le moyen tiré de ce que la délibération attaquée aurait été prise au terme d'une procédure irrégulière et n'aurait fait l'objet d'aucun examen réel, n'est pas assorti des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé et ne peut, dès lors, qu'être écarté.

Sur la légalité interne de la délibération attaquée :

En ce qui concerne la détermination des charges de service public de l'énergie résultant de l'application du " bouclier tarifaire " sur les prix de l'électricité en 2022 :

10. À l'appui de ses conclusions dirigées contre la délibération attaquée du 3 novembre 2022, la société EkWateur soutient que la délibération n° 2022-08 du 18 janvier 2022 portant proposition des tarifs réglementés de vente d'électricité, mentionnée au point 4, sur la base de laquelle a été calculée, en application du VIII de l'article 181 de la loi de finances pour 2022 cité au point 3, la compensation des charges de service public de l'énergie résultant de l'application du " bouclier tarifaire " sur les prix de l'électricité en 2022, est entachée de plusieurs erreurs manifestes d'appréciation au regard du principe de concurrence tarifaire effective découlant de l'article L. 337-6 du code de l'énergie.

11. Aux termes de l'article L. 337-5 du code de l'énergie : " Les tarifs réglementés de vente d'électricité sont définis en fonction de catégories fondées sur les caractéristiques intrinsèques des fournitures, en fonction des coûts mentionnés à l'article L. 337-6 ". Aux termes de l'article L. 337-6 du même code : " Les tarifs réglementés de vente d'électricité sont établis par addition du prix d'accès régulé à l'électricité nucléaire historique, du coût du complément d'approvisionnement au prix de marché, de la garantie de capacité, des coûts d'acheminement de l'électricité et des coûts de commercialisation ainsi que d'une rémunération normale de l'activité de fourniture (...) ". Ces dispositions, éclairées par les travaux préparatoires de la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité dont elles sont issues, ont pour objet de permettre le développement d'une concurrence tarifaire effective sur le marché de détail de l'électricité.

S'agissant du complément d'approvisionnement au prix du marché :

12. Aux termes du troisième alinéa de l'article R. 337-19 du code de l'énergie : " le coût du complément d'approvisionnement sur le marché est calculé en fonction des caractéristiques moyennes de consommation et des prix de marché à terme constatés ". Le coût du complément d'approvisionnement au prix du marché correspond à celui exposé par un fournisseur pour couvrir, sur le marché, les besoins en électricité de son portefeuille de consommateurs non satisfaits dans le cadre du dispositif d'accès régulé à l'énergie nucléaire historique (ARENH).

Quant à la méthode de calcul du coût du complément d'approvisionnement :

13. Il ressort de la délibération n° 2022-08 du 18 janvier 2022 que, selon la méthode retenue depuis 2016 qui détermine le coût du complément d'approvisionnement au prix du marché en se fondant sur une stratégie d'approvisionnement théorique de référence, linéaire sur les deux années qui précèdent l'année de livraison, la Commission de régulation de l'énergie a calculé le coût de ce complément pour 2022 à partir de courbes des " prix de marché horaires futurs " de l'année 2022 construites, pour chacun des jours de cotation de la période de référence, sur la base des prix relevés sur les marchés lorsque les produits étaient disponibles ou, à défaut, sur des ratios de prix historiques. Ainsi qu'il a été exposé par la Commission de régulation de l'énergie lors de la séance orale d'instruction du 4 avril 2024, au cours de la première année d'approvisionnement, soit en 2020, le " niveau " des courbes des prix horaires futurs de l'année 2022 a été déterminé sur la base du prix des produits calendaires, correspondant à la livraison d'une puissance constante tout au long de l'année 2022, disponibles sur le marché en 2020 pour une livraison en 2022, tandis que la " forme " de ces courbes, qui est fonction de la saison ou de l'heure de livraison, a été construite à partir des données historiques des cinq années précédant le début de la période d'approvisionnement, faute de produits disponibles à une maille suffisamment fine en 2020 pour une livraison en 2022. En revanche, au cours de la seconde année d'approvisionnement, soit en 2021, la Commission a substitué aux ratios de prix historiques les prix effectivement observés sur le marché pour une livraison au titre de l'année 2022, à mesure que les produits saisonniers devenaient disponibles.

14. La société EkWateur soutient que la méthode de calcul du coût d'approvisionnement au prix du marché retenue par la Commission de régulation de l'énergie ne permettait pas de prendre en compte les coûts réels exposés par les fournisseurs alternatifs pour approvisionner la courbe de charge de l'année 2022 eu égard à l'augmentation très importante des prix de marché, en particulier au cours du second semestre de l'année 2021.

15. Toutefois, d'une part, il ne ressort pas des pièces du dossier que la méthode critiquée, fondée sur une stratégie d'approvisionnement progressif sur deux années, qui limite l'exposition à la volatilité des prix sur le marché de gros de l'électricité et, par voie de conséquence, la répercussion de ces fluctuations sur les prix de détail facturés aux consommateurs, ne pouvait pas être répliquée pour une livraison d'électricité en 2022 par les fournisseurs d'offres de marché pour lesquels les prévisions d'évolution de leur portefeuille de consommateurs, composé de clients résidentiels et de petits professionnels, sont sujettes à une marge d'erreur limitée, et qui, par suite, ne sont pas exposés à un risque important en s'approvisionnant pour des échéances de livraison lointaines. Au demeurant, le risque pour un fournisseur de supporter des coûts supplémentaires d'approvisionnement du fait des aléas de consommation ou d'erreurs de prévision de l'évolution de son portefeuille de consommateurs est couvert par les tarifs réglementés, au titre de la rémunération normale de l'activité de fourniture. D'autre part, la circonstance que le volume de transaction minimal sur le marché serait fixé à 1 mégawatt n'est pas, par elle-même, de nature à remettre en cause la méthode d'approvisionnement linéaire retenue par la Commission de régulation de l'énergie d'autant qu'il n'est pas contesté que les fournisseurs recourent, dans une large mesure, à des intermédiaires pour procéder aux achats d'électricité sur le marché. Enfin, contrairement à ce que soutient la société requérante, il résulte de ce qui a été dit au point 13 que la forte augmentation des prix à terme constatés entre août et décembre 2021 a été prise en compte pour la détermination des courbes des prix horaires futurs de l'année 2022, via les prix des produits trimestriels et mensuels, disponibles sur le marché au cours du second semestre de l'année 2021. Par suite, la Commission de régulation de l'énergie n'a pas commis d'erreur manifeste d'appréciation en retenant, pour la détermination du coût du complément d'approvisionnement au prix du marché pour l'année 2022, ainsi qu'elle l'avait fait pour ses précédentes propositions tarifaires, une période d'approvisionnement de référence linéaire s'étendant sur les deux années qui précèdent l'année de livraison.

Quant au coût des écarts au périmètre d'équilibre :

16. Aux termes du premier alinéa de l'article L. 321-15 du code de l'énergie : " Chaque producteur d'électricité raccordé aux réseaux publics de transport ou de distribution et chaque consommateur d'électricité, pour les sites pour lesquels il a exercé son droit prévu à l'article L. 331-1, est responsable des écarts entre les injections et les soutirages d'électricité auxquels il procède. Il peut soit définir les modalités selon lesquelles lui sont financièrement imputés ces écarts par contrat avec le gestionnaire du réseau public de transport, soit contracter à cette fin avec un responsable d'équilibre qui prend en charge les écarts ou demander à l'un de ses fournisseurs de le faire ".

17. Il ressort de la délibération n° 2022-08 du 18 janvier 2022 que, parmi les frais spécifiques pris en compte pour la détermination du coût du complément d'approvisionnement au prix du marché, la Commission de régulation de l'énergie a maintenu, pour l'année 2022, le coût des écarts au périmètre d'équilibre au montant de 0,30 euro par mégawattheure.

18. La société EkWateur soutient que la Commission de régulation de l'énergie aurait dû réévaluer ce paramètre compte tenu de la hausse, en 2021 et 2022, des prix spot, correspondant au prix de l'électricité commercialisée sur les marchés de gros la veille pour le lendemain, dès lors que les surcoûts liés aux écarts au périmètre d'équilibre évolueraient proportionnellement à ces prix.

19. Toutefois, il ressort des pièces du dossier et des échanges lors de la séance orale d'instruction du 4 avril 2024 que le coût des écarts au périmètre d'équilibre est déterminé à partir de la différence entre les prix spot et le prix de règlement des écarts, lequel est fonction, d'une part, du prix moyen pondéré des énergies d'équilibrage activées par le gestionnaire du réseau de transport d'électricité chargé d'équilibrer l'ensemble du réseau électrique et, d'autre part, d'un " coefficient k " destiné à équilibrer les charges et produits supportés par ce gestionnaire, et que ce coût ne peut être définitivement calculé et facturé aux fournisseurs que deux années après l'année au cours de laquelle les écarts ont été constatés, faisant ainsi obstacle à toute corrélation, à la date de fixation des tarifs pour 2022, entre l'évolution des prix spot et le coût des écarts supportés par les fournisseurs au titre de la même année. En outre, la Commission fait valoir, sans être contredite, que 80 % des responsables d'équilibre injectant ou soutirant de l'électricité sur le réseau en 2020, donnée disponible la plus récente à la date de la détermination de tarifs pour 2022, avaient supporté un coût moyen des écarts inférieur à 0,30 euro par mégawattheure. Par suite, la Commission de régulation de l'énergie n'a pas commis d'erreur manifeste d'appréciation en évaluant le coût des écarts au périmètre d'équilibre à ce montant dans sa proposition de tarifs réglementés de vente d'électricité résultant de sa délibération du 18 janvier 2022.

Quant aux autres coûts :

20. Les moyens tirés de ce que la Commission de régulation de l'énergie aurait commis des erreurs manifestes d'appréciation en ne prenant pas en compte, d'une part, le coût lié à la liquidité effectivement observé sur les marchés de gros, les coûts d'intervention sur les marchés et les surcoûts résultant du recours à des produits de couverture dont la livraison est assurée physiquement et non uniquement financièrement et, d'autre part, le " décalage structurel d'application " en début d'année des tarifs réglementés de vente d'électricité, ne sont pas assortis des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé. Ils ne peuvent, dès lors, qu'être écartés.

S'agissant de la rémunération normale de l'activité de fourniture :

21. Aux termes du dernier alinéa de l'article R. 337-19 du code de l'énergie : " La rémunération normale de l'activité de fourniture est affectée à la part du tarif proportionnelle à l'énergie consommée ".

22. Il ressort des pièces du dossier que le montant de la marge dite " à risque " de 3,74 euros par mégawattheure, historiquement fixé sur la base d'un parangonnage réalisé lors de la préparation de la proposition tarifaire du 13 juillet 2016 ayant consisté à analyser sur plusieurs années les marges commerciales de fournisseurs d'électricité européens comparables aux fournisseurs alternatifs opérant sur le marché français, a pour objet, non seulement de rémunérer les capitaux investis, mais également de couvrir l'espérance mathématique du coût des risques associés à l'activité de fourniture, dont celui lui à la thermosensibilité des consommateurs. Il n'est pas contesté que ce niveau de marge, maintenu par la Commission de régulation de l'énergie dans sa délibération n° 2022-08 du 18 janvier 2022 pour l'année 2022, demeure supérieur à cette espérance. La seule circonstance qu'il n'assurerait en 2022 une couverture des risques quantifiables que dans 60 % des cas alors que, par le passé, ce même niveau de marge a pu permettre de couvrir le coût de ces risques dans 95 % des cas n'est pas de nature à établir que la Commission de régulation de l'énergie, qui a constaté que le maintien d'une couverture des risques à hauteur de 95 % aurait entraîné, eu égard à l'augmentation des prix observés au second semestre 2021, une forte hausse du montant de la marge à risque et donc des tarifs réglementés, aurait commis aucune erreur manifeste d'appréciation en maintenant ce montant à 3,74 euros par mégawattheure pour l'année 2022.

23. Il résulte de ce qui a été dit aux points 12 à 22 que le moyen tiré de ce que la délibération contestée serait illégale à raison de la méconnaissance, par la délibération n° 2022-08 de la Commission de régulation de l'énergie du 18 janvier 2022 portant proposition des tarifs réglementés de vente d'électricité pour 2022, du principe de concurrence tarifaire effective découlant de l'article L. 337-6 du code de l'énergie, doit être écarté.

En ce qui concerne les autres moyens de la requête :

24. La société EkWateur soutient qu'en fixant à un montant insuffisant la compensation des charges de service public résultant de l'application du bouclier tarifaire en 2022, la délibération contestée méconnaîtrait son droit à compensation intégrale issu de l'article 181 de la loi de finances pour 2022 cité au point 3 et aurait pour effet de la priver de son droit à l'accès régulé à l'énergie nucléaire historique prévu aux articles L. 336-1 et suivants du code de l'énergie. La société requérante soutient en outre que, pour le même motif, la délibération contestée méconnaîtrait les principes de concurrence tarifaire effective et de compensation des pertes prévus respectivement par l'article 5 de la directive (UE) 2019/944 du 5 juin 2019 et l'article 13 du règlement n° 2022/1854 du Conseil du 6 octobre 2022 cités au point 1, porterait atteinte aux principes de sécurité juridique, de confiance légitime, de non-discrimination et d'égalité devant les charges publiques ainsi qu'au droit de propriété et méconnaitrait les règles de concurrence.

25. Toutefois, la délibération n° 2022-08 du 18 janvier 2022, pour les motifs retenus aux points 12 à 22, ne méconnaissant pas le principe de concurrence tarifaire effective découlant de l'article L. 337-6 du code de l'énergie, le moyen tiré, par voie de conséquence, de l'insuffisance du montant de la compensation des charges de service public résultant de l'application du " bouclier tarifaire " en 2022 ne peut qu'être écarté. Par suite, les moyens soulevés par la société requérante et analysés au point précédent doivent, en tout état de cause, également être écartés.

26. Par suite, la société EkWateur n'est pas fondée à demander l'annulation de la délibération qu'elle attaque en tant qu'elle procède à la détermination du montant de la compensation pour charges de service public qui lui a été attribuée.

27. Il résulte de tout ce qui précède que la requête de la société EkWateur doit être rejetée, y compris les conclusions à fin d'injonction présentées au titre de l'article L. 911-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : L'intervention de l'association nationale des opérateurs détaillants en énergie est admise en tant qu'elle porte sur le montant de la compensation des charges de service public attribuée à la société EkWateur par la délibération de la Commission de régulation de l'énergie n° 2022-272 du 3 novembre 2022.
Article 2 : La requête de la société EkWateur est rejetée.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société EkWateur, à la Commission de régulation de l'énergie, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires ainsi qu'à l'association nationale des opérateurs détaillants en énergie.

Délibéré à l'issue de la séance du 10 juillet 2024 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta,
Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, Mme Rozen Noguellou, M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, conseillers d'Etat ; M. Jérôme Goldenberg, conseiller d'Etat en service extraordinaire et M. Olivier Pau, auditeur-rapporteur.

Rendu le 30 juillet 2024.


Le président :
Signé : M. Pierre Collin
Le rapporteur :
Signé : M. Olivier Pau
La secrétaire :
Signé : Mme Fehmida Ghulam
La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, chacun en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :


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