Base de jurisprudence

Ariane Web: Conseil d'État 471531, lecture du 17 juin 2024, ECLI:FR:CECHR:2024:471531.20240617

Décision n° 471531
17 juin 2024
Conseil d'État

N° 471531
ECLI:FR:CECHR:2024:471531.20240617
Publié au recueil Lebon
10ème - 9ème chambres réunies
M. Jacques-Henri Stahl, président
Mme Isabelle Lemesle, rapporteur
Mme Esther de Moustier, rapporteur public
SARL LE PRADO - GILBERT, avocats


Lecture du lundi 17 juin 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Mme D... F... et M. E... A... ont demandé au tribunal administratif de Grenoble d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 22 mars 2018 par laquelle le préfet de l'Isère ne s'est pas opposé à l'acceptation d'une libéralité consentie par Mme B... A... à l'association Fraternité française. Par jugement n° 1803092 du 20 novembre 2020, le tribunal a annulé cette décision et a enjoint au préfet de l'Isère de prendre une décision d'opposition à l'acceptation de cette libéralité dans un délai de deux mois.

Par un arrêt n°21LY00303 du 22 décembre 2022, la cour administrative d'appel de Lyon a rejeté l'appel formé par l'association Fraternité française contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 21 février et 18 avril 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Fraternité française demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge de Mme F... et M. A... conjointement la somme de 4 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code civil ;
- la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association ;
- la loi n°2014-856 du 31 juillet 2014 ;
- l'ordonnance n° 2015-904 du 23 juillet 2015 ;
- le décret n°2007-807 du 11 mai 2007 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Isabelle Lemesle, conseillère d'Etat,

- les conclusions de Mme Esther de Moustier, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Le Prado - Gilbert, avocat de l'association Fraternité française et à la SARL Thouvenin, Coudray, Grevy, avocat de M. et Mme F... et de M. A... ;


Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que Mme B... A... a institué l'association Fraternité française légataire universelle de ses biens meubles et immeubles, à charge pour cette dernière de suivre ses dernières volontés, par un testament authentique reçu le 19 décembre 2005. A la suite de son décès, l'association a adressé, le 9 octobre 2015, la déclaration du legs au préfet de l'Isère qui, par décision du 11 janvier 2016, a décidé de ne pas s'y opposer. Cette décision a été annulée pour excès de pouvoir, à la demande de Mme F... et M. A..., respectivement soeur et neveu de Mme A..., par un jugement du 9 novembre 2017 du tribunal administratif de Grenoble. En exécution de ce jugement, le préfet de l'Isère a réexaminé la situation et, de nouveau, décidé, le 22 mars 2018, de ne pas s'opposer au legs. Par jugement du 20 novembre 2020, confirmé par un arrêt du 22 décembre 2022 contre lequel l'association Fraternité française se pourvoit en cassation, le tribunal administratif a fait droit à la demande de Mme F... et M. A... en annulant cette nouvelle décision et enjoignant au préfet de prendre, dans les deux mois, une décision d'opposition à l'acceptation de cette libéralité.

Sur le pourvoi :

2. D'une part, aux termes de l'article 910 du code civil : " II.- (...) les dispositions entre vifs ou par testament au profit des (...) associations ayant la capacité à recevoir des libéralités sont acceptées librement par celles-ci./ Si le représentant de l'Etat dans le département constate que l'organisme légataire ou donataire ne satisfait pas aux conditions légales exigées pour avoir la capacité juridique à recevoir des libéralités ou qu'il n'est pas apte à utiliser la libéralité conformément à son objet statutaire, il peut former opposition à la libéralité, dans des conditions précisées par décret, la privant ainsi d'effet (...) ". L'article 1er du décret du 11 mai 2007 relatif aux associations, fondations, congrégations et établissements publics du culte et portant application de l'article 910 du code civil prévoit notamment que : " (...) Toute association ou établissement mentionné à l'article 910 du code civil, bénéficiaire d'une libéralité entre vifs, la déclare aussitôt au préfet du département où l'établissement ou l'association a son siège./ La déclaration au préfet est (...) accompagnée des documents suivants :/ (...) 4° La justification de l'acceptation de la libéralité ainsi que, le cas échéant, la justification de l'aptitude de l'association ou de l'établissement bénéficiaire à en exécuter les charges ou à en satisfaire les conditions compte tenu de son objet statutaire (...) ".

3. Il résulte de ces dispositions que les libéralités consenties au profit des associations qui satisfont aux conditions légales exigées leur donnant capacité juridique pour recevoir des libéralités doivent pouvoir être utilisées conformément à leur objet statutaire. Ces libéralités peuvent être grevées de charges et de conditions, sous réserve toutefois que l'association légataire soit apte à les exécuter compte tenu de son objet.

4. D'autre part, dans sa rédaction issue de la loi du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire, l'article 6 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association dispose que : " Toute association régulièrement déclarée peut, sans aucune autorisation spéciale, ester en justice, recevoir des dons manuels ainsi que des dons d'établissements d'utilité publique, acquérir à titre onéreux, posséder et administrer, en dehors des subventions de l'Etat, des régions, des départements, des communes et de leurs établissements publics : (...) 3° Les immeubles strictement nécessaires à l'accomplissement du but qu'elle se propose./ Les associations déclarées depuis trois ans au moins et dont l'ensemble des activités est mentionné au b du 1 de l'article 200 du code général des impôts peuvent en outre :/ a) Accepter les libéralités entre vifs ou testamentaires, dans des conditions fixées à l'article 910 du code civil ;/ b) Posséder et administrer tous immeubles acquis à titre gratuit (...) ".

5. Par ces dernières dispositions, dont la portée est éclairée par les travaux parlementaires préalables à l'adoption de la loi du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire, le législateur a entendu permettre aux associations déclarées depuis trois ans au moins, et dont l'ensemble des activités est mentionné au b du 1 de l'article 200 du code général des impôts, de posséder et d'administrer des immeubles acquis à titre gratuit afin d'augmenter et de diversifier leurs ressources, sans que puisse alors leur être opposée la condition tenant à une utilisation des biens immeubles conforme à l'objet statutaire de l'association. Par suite, s'agissant des dons et legs consentis à ces associations et portant sur un immeuble, le représentant de l'Etat dans le département ne saurait légalement s'y opposer au seul motif que cette condition ne serait pas remplie. Il peut, en revanche, dans l'hypothèse où l'immeuble ne serait pas destiné à être utilisé pour l'accomplissement de l'objet statutaire de l'association, s'opposer à une telle libéralité si les charges et conditions dont elle est, le cas échéant, grevée font obstacle à ce que l'association en retire un avantage économique suffisant, ou si l'association n'apparaît pas en mesure de les exécuter ou encore si ces charges et conditions sont incompatibles avec l'objet statutaire de l'association.

6. Il résulte de ce qui a été dit aux points 3 et 5 qu'en jugeant, pour rejeter l'appel formé contre le jugement du tribunal administratif de Grenoble, que le préfet aurait dû s'opposer à la libéralité consentie par Mme A... à l'association Fraternité française, au motif que la charge dont cette libéralité était grevée, imposant de donner la jouissance de la quasi-totalité des immeubles à un parti politique, faisait obstacle à ce que l'association utilise la libéralité conformément à son objet statutaire, la cour administrative d'appel de Lyon a entaché son arrêt d'erreur de droit. Il doit, par suite, être annulé, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi.

7. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

8. En premier lieu, si l'association requérante soutient que le jugement qu'elle attaque est entaché d'irrégularité et qu'il méconnaît le caractère contradictoire de la procédure, faute qu'elle ait été mise en demeure de conclure, qu'elle se soit vu communiquer le mémoire en défense du préfet et le mémoire en réplique des demandeurs et qu'elle ait reçu les premières ordonnances de clôture de l'instruction, ce moyen ne peut qu'être écarté, dès lors qu'en tout état de cause aucune disposition ne fait obligation au tribunal administratif d'adresser une mise en demeure de produire au défendeur, que, d'ailleurs, le jugement attaqué ne tire aucune conséquence de l'absence de production d'un mémoire par l'association devant lui, qu'il ressort des pièces de la procédure que le mémoire en défense du préfet et le mémoire en réplique des demandeurs ont été communiqués, respectivement les 27 mars et 17 avril 2019, à l'association, laquelle avait accès au système informatique de suivi de l'instruction et que la circonstance qu'elle n'aurait pas reçu les premières ordonnances de clôture de l'instruction est sans incidence sur la régularité de la procédure, dès lors qu'elle a été destinataire de l'ordonnance du 28 novembre 2019 qui a rouvert et clos l'instruction au 30 novembre suivant.

9. En deuxième lieu, le moyen tiré de ce que la minute du jugement n'aurait pas été signée par le président de la formation de jugement, le rapporteur et le greffier d'audience, en méconnaissance des dispositions de l'article R. 741-7 du code de justice administrative, manque en fait.

10. En troisième lieu, le jugement du tribunal administratif, qui n'avait pas à répondre à tous les arguments développés devant lui, est suffisamment motivé.

11. En quatrième lieu, s'il est soutenu que le tribunal administratif n'était pas compétent pour statuer sans saisine préalable du Tribunal des conflits ou de la juridiction judiciaire, ce moyen doit être écarté dès lors que la solution du présent litige ne dépend pas d'une question soulevant une difficulté sérieuse et relevant de la juridiction judiciaire à laquelle elle aurait dû être renvoyée à titre préjudiciel.

12. En cinquième lieu, dès lors que l'association Fraternité française ne bénéficie pas du statut d'association reconnue d'utilité publique, elle ne saurait se prévaloir utilement des dispositions de l'ordonnance du 23 juillet 2015 portant simplification du régime des associations qui ont supprimé les pouvoirs d'opposition du préfet à l'acceptation d'une libéralité par de telles associations.

13. En sixième lieu, l'article L. 80 C du livre des procédures fiscales dispose que : " L'amende fiscale prévue à l'article 1740 A du code général des impôts n'est pas applicable lorsque l'administration n'a pas répondu dans un délai de six mois à un organisme qui a demandé, dans les mêmes conditions que celles prévues à l'avant-dernier alinéa du 2° de l'article L. 80 B, s'il relève de l'une des catégories mentionnées aux articles 200 et 238 bis du code général des impôts./ Un décret en Conseil d'Etat précise les conditions d'application du présent article ". La réponse positive apportée par l'administration fiscale à la demande de l'association présentée sur le fondement de ces dispositions constitue une prise de position formelle portée par l'administration fiscale sur l'appréciation d'une situation de fait quant à la seule question de savoir si elle répond aux critères de l'article 200 du code général des impôts. Elle ne présume en aucune manière de la capacité de l'association à recevoir une libéralité dans les conditions posées par l'article 910 du code civil. Par suite, le moyen tiré de ce que l'association disposerait d'une telle prise de position formelle est sans incidence sur l'appréciation de ces conditions.

14. En septième lieu, aux termes de l'article 200 du code général des impôts : " 1. Ouvrent droit à une réduction d'impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant les sommes prises dans la limite de 20 % du revenu imposable qui correspondent à des dons et versements, y compris l'abandon exprès de revenus ou produits, effectués par les contribuables domiciliés en France au sens de l'article 4 B, au profit : / (...) b) D'oeuvres ou d'organismes d'intérêt général ayant un caractère philanthropique, éducatif, scientifique, social, humanitaire, sportif, familial, culturel, ou concourant à l'égalité entre les femmes et les hommes, à la mise en valeur du patrimoine artistique (...) ". Selon l'article 2 des statuts de l'association Fraternité française, cette association " a pour but d'organiser toute action de bienfaisance visant à venir en aide sur les plans moral, juridique, culturel, médical, matériel et alimentaire à toute personne et famille déshéritée ou dans le besoin exclue des systèmes de protection sociale, privée de logement et/ ou de ressources ou victimes d'actes arbitraires par suite des circonstances politiques, économiques ou sociales indépendantes de leur volonté (...) ". L'article 8 de ces statuts stipule que ses ressources se composent notamment " 3° du revenu de ses biens ".

15. Ainsi qu'il a été dit au point 5, le préfet peut s'opposer au don ou au legs d'un immeuble à une association déclarée depuis trois ans au moins et dont l'ensemble des activités est mentionné au b du 1 de l'article 200 du code général des impôts, dans l'hypothèse où ce bien ne serait pas destiné à être utilisé conformément à l'objet statutaire de l'association, si les charges et conditions dont ce don ou legs est, le cas échéant, grevé font obstacle à ce que l'association en retire un avantage économique suffisant, ou si l'association n'apparaît pas en mesure de les exécuter ou encore si ces charges et conditions sont incompatibles avec l'objet de l'association.

16. En l'espèce, il ressort des pièce du dossier que Mme A... a institué l'association Fraternité française légataire universelle de ses biens meubles et immeubles, à charge pour l'association de suivre ses dernières volontés, lesquelles prévoient que l'association donnera la jouissance exclusive sans indication de limite de temps, à titre gratuit, au mouvement Front National pour l'Unité Française (FN) - devenu Rassemblement national - de ses quatre biens immobiliers à l'exception du deuxième étage et des greniers de sa propriété de Sanary-sur-Mer (Var), du 1er août au 31 janvier de chaque année, de la jouissance de sa propriété du Cap Ferret (Gironde) au bénéfice de sa nièce, jusqu'à son décès et du 2e étage et de la chambre sous comble de sa propriété de Versailles (Yvelines).

17. D'une part, la mise à disposition d'un immeuble à une autre personne morale, en l'espèce d'un parti politique, est incompatible avec l'objet statutaire d'une association qui poursuit un but de bienfaisance à l'égard des personnes physiques les plus démunies.

18. D'autre part, les charges dont sont grevés, en très grande partie, les immeubles en cause, consistant en leur mise à disposition gratuite, pour un temps illimité, font obstacle à ce que cette association retire des biens en cause un avantage économique suffisant.

19. Il résulte de ce qui précède que l'association Fraternité française n'est pas fondée à se plaindre de ce que, par le jugement qu'elle attaque, le tribunal administratif de Grenoble a annulé la décision du 22 mars 2018 du préfet de l'Isère et lui a enjoint de prendre une décision d'opposition sur le fondement de l'article L. 911-1 du code de justice administrative.

20. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'association Fraternité française la somme de 3 000 euros à verser globalement à M. F... et autres, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces dispositions font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de M. F... et autres qui ne sont pas, dans la présente instance, la partie perdante.


D E C I D E :
--------------

Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Lyon du 22 décembre 2022 est annulé.
Article 2 : La requête de l'association Fraternité française devant la cour administrative d'appel de Lyon est rejetée.
Article 3 : L'association Fraternité française versera la somme globale de 3 000 euros à M. F... et autres au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Les conclusions présentées par l'association Fraternité française au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à l'association Fraternité française, à M. C... F..., premier défendeur dénommé, et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Délibéré à l'issue de la séance du 29 mai 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, M. Didier Ribes, Mme Rozen Noguellou, conseillers d'Etat et Mme Isabelle Lemesle, conseillère d'Etat-rapporteure.

Rendu le 17 juin 2024.

Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl

La rapporteure :
Signé : Mme Isabelle Lemesle

La secrétaire :
Signé : Mme Claudine Ramalahanoharana



Voir aussi