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Ariane Web: Conseil d'État 482470, lecture du 31 mai 2024, ECLI:FR:CECHR:2024:482470.20240531

Décision n° 482470
31 mai 2024
Conseil d'État

N° 482470
ECLI:FR:CECHR:2024:482470.20240531
Mentionné aux tables du recueil Lebon
8ème - 3ème chambres réunies
M. Rémy Schwartz, président
M. Vincent Mahé, rapporteur
M. Romain Victor, rapporteur public


Lecture du vendredi 31 mai 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



La société à responsabilité limitée (SARL) 5Com a demandé au tribunal administratif de Paris de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices 2013 à 2015, des retenues à la source qui lui ont été réclamées au titre de l'année 2014 et des rappels de taxe sur la valeur ajoutée qui l'ont été au titre de la période du 1er janvier 2013 au 31 décembre 2015, ainsi que des pénalités correspondantes, et d'ordonner la restitution des sommes payées, assorties d'intérêts moratoires. Par un jugement n° 2014890 du 1er mars 2022, ce tribunal a rejeté sa demande.

Par un arrêt n°22PA02015 du 14 juin 2023, la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel formé par la société 5Com contre ce jugement en tant qu'il statue sur les retenues à la source qui lui ont été réclamées.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un nouveau mémoire, enregistrés les 14 août 2023, 14 novembre 2023 et 16 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société 5Com demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 8 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative.


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Vincent Mahé, conseiller d'Etat,

- les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Célice, Texidor, Perier, avocat de la société 5Com ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu'à l'issue d'une vérification de comptabilité de la société à responsabilité limitée (SARL) 5Com portant sur la période du 1er janvier 2013 au 31 décembre 2015, l'administration a remis en cause, en application de l'article 238 A du code général des impôts, la déduction de son résultat fiscal de sommes d'un montant de 86 000 euros versées en 2014, en rémunération de prestations de conseil en stratégie, de coaching, d'apports d'affaires et de conseil financier, à la société JEB Consulting, immatriculée aux Iles vierges britanniques, territoire non coopératif au sens l'article 238-0 A du code général des impôts, en considérant que n'était pas apportée la preuve que ces dépenses correspondaient à des opérations réelles. L'administration a également réclamé à la société 5Com, au titre des mêmes sommes et en application du c du I et du III de l'article 182 B du code général des impôts, le paiement, au taux de 75 %, de la retenue à la source mentionnée à cet article. La société 5Com se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 14 juin 2023 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel qu'elle a formé, en tant qu'il avait statué sur cette retenue à la source, contre le jugement du 1er mars 2022 du tribunal administratif de Paris ayant rejeté sa demande de décharge des impositions mises à sa charge à l'issue de la vérification de sa comptabilité sur la période du 1er janvier 2013 au 31 décembre 2015.

2. En premier lieu, aux termes de l'article 238 A du code général des impôts : " Les (...) rémunérations de services, payés ou dus par une personne physique ou morale domiciliée ou établie en France à des personnes physiques ou morales qui sont domiciliées ou établies dans un Etat étranger ou un territoire situé hors de France et y sont soumises à un régime fiscal privilégié, ne sont admis comme charges déductibles pour l'établissement de l'impôt que si le débiteur apporte la preuve que les dépenses correspondent à des opérations réelles et qu'elles ne présentent pas un caractère anormal ou exagéré. (...) / (...) les rémunérations de services, payés ou dus par une personne physique ou morale domiciliée ou établie en France à des personnes physiques ou morales qui sont domiciliées ou établies dans un Etat ou territoire non coopératif au sens de l'article 238-0 A, ne sont pas admis comme charges déductibles pour l'établissement de l'impôt, sauf si le débiteur apporte la preuve mentionnée au premier alinéa et démontre que les opérations auxquelles correspondent les dépenses ont principalement un objet et un effet autres que de permettre la localisation de ces dépenses dans un Etat ou territoire non coopératif. (...) ".

3. En deuxième lieu, aux termes de l'article 182 B du code général des impôts, dans sa rédaction applicable à l'année d'imposition en litige : " I. - Donnent lieu à l'application d'une retenue à la source lorsqu'ils sont payés par un débiteur qui exerce une activité en France à des personnes ou des sociétés, relevant de l'impôt sur le revenu ou de l'impôt sur les sociétés, qui n'ont pas dans ce pays d'installation professionnelle permanente : / (...) c. Les sommes payées en rémunération des prestations de toute nature fournies ou utilisées en France. / (...) II. - Le taux de la retenue est fixé à 33 1/3 % (...) / III. - Le taux de la retenue est porté à 75 % : (...) / b) Lorsque les sommes, autres que les salaires, mentionnées aux c et d du I sont payées à des personnes domiciliées ou établies dans un Etat ou territoire non coopératif au sens de l'article 238-0 A, sauf si le débiteur apporte la preuve que ces sommes correspondent à des opérations réelles qui ont principalement un objet et un effet autres que de permettre leur localisation dans un Etat ou territoire non coopératif ".

4. Il résulte de l'ensemble de ces dispositions que seules entrent dans le champ de l'article 182 B du code général des impôts les sommes versées en rémunération de prestations qui correspondent à des opérations réelles, et que cet article ne saurait par conséquent s'appliquer à des sommes dont le caractère de charges déductibles a été remis en cause en vertu de l'article 238 A.

5. Dès lors, en jugeant sans incidence sur l'assujettissement à la retenue à la source prévue à l'article 182 B du code général des impôts de sommes versées en paiement des factures établies par la société JEB Consulting la circonstance que l'administration ait rejeté, à l'occasion de la vérification de comptabilité à l'issue de laquelle elle a réclamé par ailleurs le paiement de cette retenue, la déduction de ces sommes du résultat fiscal de la société 5Com, faute pour elle d'avoir justifié de la réalité de ces prestations, la cour administrative d'appel de Paris a commis une erreur de droit.

6. Il résulte de ce qui précède que la société 5Com est fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque.

7. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

8. Il résulte de ce qui a été dit aux points 4 et 5 que la société 5Com est fondée à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif a jugé que la retenue à la source prévue au b du III de l'article 182 B précité était applicable aux sommes qu'elle a versées à la société JEB Consulting.

9. Toutefois, l'administration est en droit, à tout moment de la procédure contentieuse, pour justifier le bien-fondé d'une imposition, de substituer une base légale à celle qui a été primitivement invoquée par elle dès lors que cette substitution peut être faite sans méconnaître les règles de la procédure d'imposition.

10. Aux termes de l'article 109 du code général des impôts : " 1. Sont considérés comme revenus distribués : / 1° Tous les bénéfices ou produits qui ne sont pas mis en réserve ou incorporés au capital (...) ". Aux termes du 2 de l'article 119 bis du même code : " Les produits visés aux articles 108 à 117 bis donnent lieu à l'application d'une retenue à la source dont le taux est fixé par l'article 187 lorsqu'ils bénéficient à des personnes qui n'ont pas leur domicile fiscal ou leur siège en France (...) ". Aux termes de l'article 187 du même code, le taux de la retenue à la source prévue à l'article 119 bis est fixée à 75 % pour les revenus visés à l'article 109 lorsqu'ils sont payés hors de France, dans un Etat ou territoire non coopératif au sens de l'article 238-0 A, et à 30 % dans les autres cas.

11. Les bénéfices supplémentaires qui procèdent de la réintégration des sommes acquittées sans contrepartie en 2014 par la société 5Com au bénéfice de la société JEB Consulting doivent être regardés comme des sommes distribuées à cette dernière au sens du 1° du 1 de l'article 109 du code général des impôts. Si la société JEB Consulting est domiciliée à l'étranger, dans un territoire non coopératif, ces sommes ont été payées sur le compte dont celle-ci disposait au Luxembourg. Par suite, elles sont passibles, au taux de 30 %, de la retenue à la source mentionnée au 2 de l'article 119 bis du code général des impôts. Contrairement à ce que soutient la société 5Com, cette substitution de base légale ne la prive d'aucune garantie et notamment pas de celle tenant à la possibilité de solliciter le bénéfice du mécanisme d'imposition prévu à l'article L. 77 du livre des procédures fiscales, dès lors qu'aux termes des troisième et quatrième alinéas de cet article, ce mécanisme n'est susceptible de jouer que lorsque le bénéficiaire des revenus distribués est un associé ou un actionnaire, qualité dont ne saurait se prévaloir la société JEB Consulting. Il y a donc lieu de faire droit à la demande de substitution de base légale présentée par le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et, en conséquence, de prononcer la décharge de la différence entre la retenue à la source qui a été notifiée à la société 5Com et une retenue à la source au taux de 30%, établie sur une assiette correspondant aux sommes versées à la société JEB Consulting augmentées de la retenue non pratiquée spontanément.

12. En cas de remboursements effectués en raison de dégrèvements d'impôt prononcés par une décision de justice, les intérêts dus au contribuable en vertu de l'article L. 208 du livre des procédures fiscales sont, conformément aux dispositions de l'article R. 208-1 du même livre, " payés d'office en même temps que les sommes remboursées au contribuable par le comptable chargé du recouvrement des impôts ". Si la société 5Com demande que les sommes qui lui seront remboursées soient assorties des intérêts moratoires prévus par l'article L. 208, elle ne fait état d'aucun litige né et actuel avec le comptable compétent pour procéder au paiement des intérêts dus sur le fondement de ces dispositions. Dès lors, ses conclusions tendant au paiement de ces intérêts sont sans objet et, par suite, irrecevables.

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros, à verser à la société 5Com en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 14 juin 2023 de la cour administrative d'appel de Paris est annulé.
Article 2 : La société 5Com est déchargée de la différence entre la retenue à la source qui lui a été notifiée et une retenue à la source au taux de 30%, établie sur une assiette correspondant aux sommes versées à la société JEB Consulting augmentées de la retenue non pratiquée spontanément.
Article 3 : Le jugement du 1er mars 2022 du tribunal administratif de Paris est réformé en ce qu'il a de contraire à la présente décision.
Article 4 : L'Etat versera à la société 5Com une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la société 5Com est rejeté.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à la société à responsabilité limitée 5Com et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Délibéré à l'issue de la séance du 22 mai 2024 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Stéphane Verclytte, M. Thomas Andrieu, présidents de chambre ; M. Jonathan Bosredon, M. Hervé Cassagnabère, M. Philippe Ranquet, Mme Sylvie Pellissier, conseillers d'Etat ; M. Jean-Marc Vié, maître des requêtes et M. Vincent Mahé, conseiller d'Etat-rapporteur.

Rendu le 31 mai 2024.

Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Vincent Mahé
La secrétaire :
Signé : Mme Magali Méaulle


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