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Ariane Web: Conseil d'État 488994, lecture du 28 mai 2024, ECLI:FR:CECHR:2024:488994.20240528

Décision n° 488994
28 mai 2024
Conseil d'État

N° 488994
ECLI:FR:CECHR:2024:488994.20240528
Publié au recueil Lebon
4ème - 1ère chambres réunies
M. Jacques-Henri Stahl, président
Mme Camille Belloc, rapporteur
M. Raphaël Chambon, rapporteur public
SCP WAQUET, FARGE, HAZAN, avocats


Lecture du mardi 28 mai 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu les procédures suivantes :

1° Sous le numéro 488994, par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et trois nouveaux mémoires, enregistrés le 23 octobre 2023, les 17 et 30 novembre 2023 et les 12 et 26 mars 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. C... E... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 6 octobre 2023 par lequel la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche l'a suspendu pendant une durée d'un an ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

2° Sous le numéro 490512, par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 27 décembre 2023 et 12 mars 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. E... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 27 octobre 2023 par lequel la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche l'a suspendu jusqu'au 9 octobre 2024 ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



....................................................................................

3° Sous le n° 491815, par une requête, enregistrée le 15 février 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. E... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 18 décembre 2023 par lequel la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche l'a suspendu jusqu'au 9 octobre 2024 ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


....................................................................................


Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- le code de l'éducation ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- l'arrêté du 10 février 2012 du ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche portant délégation de pouvoirs en matière de recrutement et de gestion de certains personnels enseignants des établissements publics d'enseignement supérieur et de recherche ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Camille Belloc, auditrice,

- les conclusions de M. Raphaël Chambon, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de M. E... ;


Vu la note en délibéré, enregistrée le 3 mai 2024, présentée par la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche sous les numéros 488994, 490512 et 491815 ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces des dossiers que, par un arrêté du 6 octobre 2023, la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche a suspendu pendant une durée d'un an, sans privation de traitement, M. E..., professeur des universités, président de l'université de D.... Ce dernier ayant été placé en congé de maladie du 10 octobre au 27 octobre 2023, la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche a, par un nouvel arrêté en date du 27 octobre 2023, suspendu M. E... à compter de la fin de son congé de maladie et jusqu'au 9 octobre 2024. Enfin, à la suite d'un nouveau congé de maladie le concernant, la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche a, par un arrêté du 18 décembre 2023, suspendu M. E... jusqu'au 9 octobre 2024, sans privation de traitement, cet arrêté prévoyant qu'il serait exécutoire à l'issue du congé de maladie de ce dernier.

2. Les requêtes par lesquelles M. E... demande l'annulation de l'arrêté du 6 octobre 2023, de l'arrêté du 27 octobre 2023 et de l'arrêté du 18 décembre 2023 de la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche présentent à juger les mêmes questions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.

Sur l'intervention de M. B... :

3. M. B..., maître de conférences affecté à l'université de D..., ayant engagé des contentieux contre l'université à raison de faits de harcèlement moral dont il a été victime et de décisions prises à son égard par son président, ne justifie pas d'un intérêt suffisant pour intervenir en défense, au soutien des conclusions présentées par la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche tendant au rejet de la requête enregistrée sous le numéro 488994. Par suite, son intervention n'est pas recevable.

Sur la portée de l'article L. 951-4 du code de l'éducation :

4. Aux termes de l'article L. 951-4 du code de l'éducation : " Le ministre chargé de l'enseignement supérieur peut prononcer la suspension d'un membre du personnel de l'enseignement supérieur pour un temps qui n'excède pas un an, sans privation de traitement. "

5. La mesure de suspension d'un membre du personnel de l'enseignement supérieur, prise sur le fondement de ces dispositions, revêt un caractère conservatoire et vise à préserver l'intérêt du service public universitaire. Elle ne peut être prononcée que lorsque les faits imputés à l'intéressé présentent un caractère suffisant de vraisemblance et de gravité et que la poursuite des activités de l'intéressé au sein de l'établissement universitaire où il exerce ses fonctions présente des inconvénients suffisamment sérieux pour le service ou pour le déroulement des procédures en cours. En l'absence de poursuites pénales, son maintien en vigueur ou sa prorogation sont subordonnés à l'engagement de poursuites disciplinaires dans un délai raisonnable après son édiction.

6. Une telle mesure a pour effet de suspendre l'exercice par l'intéressé de ses fonctions au sein de l'établissement, en particulier ses activités d'enseignement et de recherche. Elle emporte nécessairement la suspension du droit, attaché à l'exercice des fonctions, d'accéder aux locaux de l'établissement. En revanche, elle est en principe sans effet sur l'exercice d'un mandat électif attaché à la qualité de membre du personnel de l'enseignement supérieur.

7. Le président de l'université est au nombre des membres du personnel de l'enseignement supérieur susceptibles de faire l'objet d'une mesure de suspension prise par le ministre chargé de l'enseignement supérieur sur le fondement de l'article L. 951-4 du code de l'éducation, sans préjudice de l'exercice par le ministre des pouvoirs qu'il tient à titre exceptionnel de l'article L. 719-8 du même code. Une mesure de suspension prise à l'égard du président de l'université a nécessairement pour effet de suspendre l'exercice par l'intéressé de l'ensemble de ses fonctions dans l'établissement et fait, en particulier, obstacle à ce qu'il continue de présider le conseil d'administration de l'établissement et d'y siéger comme de préparer et d'exécuter ses délibérations.

Sur la légalité des arrêtés attaqués :

En ce qui concerne la légalité externe :

8. En premier lieu, la circonstance que les visas des arrêtés attaqués ne mentionnent pas l'article L. 951-4 du code de l'éducation sur le fondement desquels ils ont été pris est sans influence sur la légalité de ces arrêtés.

9. En second lieu, les décisions prises sur le fondement de l'article L. 951-4 du code de l'éducation ne sont pas au nombre des décisions qui doivent être motivées en application de l'article L. 211-2 du code des relations entre le public et l'administration. Dès lors, le moyen tiré de ce que les arrêtés attaqués seraient insuffisamment motivés, faute de préciser les faits justifiant la suspension qu'ils prononcent, ne peut qu'être écarté.

En ce qui concerne la légalité interne :

10. Il ressort des pièces des dossiers qu'à la suite d'un signalement, effectué le 2 mars 2023, par sept personnes occupant ou ayant occupé des fonctions au sein de l'université de D..., auprès de la ministre chargée de l'enseignement supérieur, faisant état de dysfonctionnements graves au sein de l'établissement se traduisant par des faits de harcèlement et de pressions exercées sur certains membres du personnel de l'université, en particulier à l'encontre du personnel féminin, l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche a conduit une enquête administrative à l'issue de laquelle elle a remis à la ministre, en juillet 2023, un rapport et saisi le procureur de la République en application de l'article 40 du code de procédure pénale. Le rapport d'inspection relève notamment la mise en place d'un " système harcelant institutionnalisé ", " suscité et permis par le président ", dont " le déploiement et la permanence reposent aussi sur l'appui de certains membres de l'équipe présidentielle et de cadres administratifs ", ainsi que des faits de harcèlement moral commis par le président au préjudice d'au moins trois agents de l'université et le fait qu'au minimum dix autres personnes connaissent ou ont connu dans l'établissement, au cours de la période récente, " des situations de mal-être ou d'atteinte à leur dignité par des actes de management inapproprié ".

11. Il ressort par ailleurs de pièces des dossiers que, contrairement à ce que soutient le requérant, une procédure disciplinaire a été engagée à son encontre, la ministre chargée de l'enseignement supérieur ayant saisi à cet effet le Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche, statuant en matière disciplinaire, par un courrier du 12 octobre 2023.

12. Eu égard à la nature de l'acte de suspension prévu par les dispositions de l'article L. 951-4 du code de l'éducation et à la nécessité d'apprécier, à la date à laquelle cet acte a été pris, la condition de légalité tenant au caractère grave et vraisemblable de certains faits, il appartient au juge de l'excès de pouvoir de statuer au vu des informations dont disposait effectivement l'autorité administrative au jour de sa décision. Les éléments nouveaux qui seraient, le cas échéant, portés à la connaissance de l'administration postérieurement à sa décision, ne peuvent ainsi, alors même qu'ils seraient relatifs à la situation de fait prévalant à la date de l'acte litigieux, être utilement invoqués au soutien d'un recours en excès de pouvoir contre cet acte. L'administration est en revanche tenue d'abroger la décision en cause si de tels éléments font apparaître que la condition tenant à la vraisemblance des faits à l'origine de la mesure n'est plus satisfaite.

13. En l'espèce, en l'état des informations dont elle disposait à la date des décisions attaquées, après la remise du rapport de l'inspection générale, la ministre chargée de l'enseignement supérieur a pu légalement considérer, sans commettre d'erreur d'appréciation ni méconnaître les dispositions de l'article L. 951-4 du code de l'éducation, que les faits imputés au requérant présentaient, à la date des arrêtés attaqués, un caractère suffisant de vraisemblance et de gravité et que la poursuite par l'intéressé de ses activités au sein de l'établissement emportait des inconvénients suffisamment sérieux pour le service pour qu'il soit fait application de ces dispositions.

14. Enfin, ainsi qu'il a été dit au point 7, les mesures de suspension successives prononcées à l'encontre du requérant par les arrêtés attaqués ont pour effet de faire obstacle à ce que, jusqu'au 9 octobre 2024, il exerce ses fonctions de président de l'université, en particulier à ce qu'il préside le conseil d'administration de l'université et exerce son mandat de membre du conseil d'administration. Par suite, le requérant n'est pas fondé à soutenir que les arrêtés litigieux, en ce qu'ils emportent de tels effets, seraient entachés d'incompétence ou auraient été pris en méconnaissance de l'article L. 951-4 du code de l'éducation.

15. Il résulte de tout ce qui précède que M. E..., qui n'est, en tout état de cause, pas fondé à soutenir que les arrêtés du 27 octobre 2023 et du 18 décembre 2023 devraient être annulés par voie de conséquence de l'annulation de celui du 6 octobre 2023, n'est pas fondé à demander l'annulation pour excès de pouvoir de trois arrêtés qu'il attaque.

Sur les frais des instances :

16. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans les présentes instances, la partie perdante.



D E C I D E :
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Article 1er : L'intervention de M. B... dans l'instance n° 488994 n'est pas admise.
Article 2 : Les requêtes de M. E... sont rejetées.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. C... E..., à M. A... B... et à la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Délibéré à l'issue de la séance du 3 mai 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambre ; M. Jean-Luc Nevache, M. Alban de Nervaux, M Vincent Mazauric, conseillers d'Etat ; Mme Catherine Brouard-Gallet, conseillère d'Etat en service extraordinaire ; Mme Cécile Fraval, maîtresse des requêtes en service extraordinaire et Mme Camille Belloc, auditrice-rapporteure.


Rendu le 28 mai 2024.

Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
La rapporteure :
Signé : Mme Camille Belloc
Le secrétaire :
Signé : M. Christophe Bouba


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