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Ariane Web: Conseil d'État 489819, lecture du 22 janvier 2024, ECLI:FR:CEORD:2024:489819.20240122

Décision n° 489819
22 janvier 2024
Conseil d'État

N° 489819
ECLI:FR:CEORD:2024:489819.20240122
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
M. Nicolas Polge, président
M. N Polge, rapporteur


Lecture du lundi 22 janvier 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 30 novembre et 20 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le Syndicat national des compléments alimentaires (" Synadiet "), le syndicat professionnel " Synpa Les ingrédients alimentaires de spécialité " et l'association " NèreS " demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l'exécution de l'arrêté du 28 septembre 2023 du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires et du ministre de la santé et de la prévention fixant la liste des substances présentant des propriétés de perturbation endocrinienne mentionnées aux I et II de l'article L. 5232-5 du code de la santé publique et les catégories de produits présentant un risque d'exposition particulier mentionnées au II de l'article L. 5232-5 du code de la santé publique, jusqu'à ce qu'il soit statué au fond sur sa légalité ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Ils soutiennent :
- que la condition d'urgence est satisfaite, dès lors que l'information destinée à être diffusée auprès du public selon laquelle le cholécalciférol présenterait des propriétés de perturbation endocrinienne avérées ou présumées, en premier lieu, est de nature à porter un préjudice grave et immédiat à la santé publique en dissuadant un nombre important de consommateurs d'avoir recours à des produits contenant cette substance pourtant indispensable à la santé humaine, en deuxième lieu, emporte des conséquences difficilement réversibles, voire irréversibles, à l'intérêt de la santé publique en raison de la publication de l'arrêté contesté intervenue le 12 octobre 2023 et, en dernier lieu, porte atteinte au droit de l'Union européenne en ce qu'elle constitue une mesure d'effet équivalent à une restriction quantitative à l'importation injustifiée et disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi ;
- qu'il existe un doute sérieux quant à la légalité de l'arrêté contesté, entaché d'une erreur manifeste d'appréciation et contraire aux dispositions de l'article L. 5232-5 du code de la santé publique en ce qu'il inscrit le cholécalciférol sur la liste des substances présentant des propriétés de perturbation endocrinienne avérées et présumées, alors même qu'il ne s'agit pas d'un perturbateur endocrinien au sens de cet article et que l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) a recommandé de ne pas procéder à son inscription comme tel ;
- que les conséquences qu'il emporte sur la santé publique sont injustifiées et excessives eu égard à la confusion créée dans l'esprit du public par la contradiction des informations données sur les effets du cholécalciférol sur la santé, en méconnaissance de l'article L. 5232-5 du code de la santé publique, de l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé, du règlement (CE) n° 178/2002 du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2002 et du règlement (UE) n° 1169/2011 du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011 ;
- que le classement du cholécalciférol comme perturbateur endocrinien et l'obligation d'identifier sa présence dans un produit constituent des mesures d'effet équivalent à une restriction quantitative à l'importation ou à l'exportation injustifiée et disproportionnée au regard des objectifs poursuivis, en méconnaissance des articles 34 et 35 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, du règlement (CE) n° 178/2002 du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2002, du règlement (UE) n° 1169/2011 du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011 et du règlement (CE) n° 1907/2006 du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2006.
Par un mémoire en défense, enregistré le 15 décembre 2023, le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite et que les moyens soulevés ne sont pas fondés.

La requête a été communiquée au ministre de la santé et de la prévention, ainsi qu'à l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail, qui n'ont pas produit d'observations.


Vu les autres pièces du dossier ;
Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- le règlement (CE) n° 178/2002 du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2002 ;
- le règlement (CE) n° 1907/2006 du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2006 ;
- le règlement (UE) n° 1169/2011 du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011 ;
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 2020-105 du 10 février 2020 ;
- le décret n° 2021-1110 du 23 août 2021 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, le syndicat " Synadiet Syndicat national des compléments alimentaires ", le syndicat professionnel " Synpa Les ingrédients alimentaires de spécialité " et la fédération professionnelle " NèreS ", ainsi que, d'autre part, le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, le ministre de la santé et de la prévention et l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 21 décembre 2023, à 10 heures 30 :

- Me Uzan-Sarano, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat du syndicat professionnel Synadiet, du syndicat professionnel Synpa et de l'association " NèreS " ;

- les représentants des syndicats professionnels Synadiet et Synpa et de l'association " NèreS " ;

- les représentants du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".

2. Par arrêté du 28 septembre 2023, pris en application des dispositions de l'article L. 5232-5 du code de la santé publique, rétabli dans ce code à compter du 1er janvier 2022 par le II de l'article 13 de la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, et de celles de l'article R. 5232-19, ajouté au même code à compter de la même date par le décret du 23 août 2021 relatif à la mise à disposition des informations permettant d'identifier les perturbateurs endocriniens dans un produit, le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires et le ministre de la santé et de la prévention ont fixé la liste des substances présentant des propriétés de perturbation endocrinienne avérées et présumées, mentionnée au I de l'article L. 5232-5 du code de la santé publique, et la liste des substances présentant des propriétés de perturbation endocrinienne suspectées, mentionnées au II du même article. Le Syndicat national des compléments alimentaires (" Synadiet "), le syndicat professionnel " Synpa Les ingrédients alimentaires de spécialité " et l'association " NèreS ", qui ont pour objet la défense des intérêts des entreprises ayant pour activité la production ou la commercialisation de compléments alimentaires ou d'ingrédients alimentaires de spécialité et la fabrication ou la mise sur le marché de spécialités pharmaceutiques, ont formé un recours pour excès de pouvoir contre cet arrêté. Eu égard aux moyens qu'ils invoquent, ils doivent être regardés comme demandant par leur requête en référé la suspension de l'exécution de cet arrêté en tant que celui-ci inscrit le cholécalciférol sur la liste des substances présentant des propriétés de perturbation endocrinienne mentionnées au I de l'article L. 5232-5 du code de la santé publique.

Sur le cadre juridique du litige :

3. Aux termes de l'article L. 5232-5 du code de la santé publique : " I.- Toute personne qui met sur le marché des produits qui, au terme de leur fabrication, comportent des substances dont l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail qualifie les propriétés de perturbation endocrinienne d'avérées ou présumées met à la disposition du public par voie électronique, dans un format ouvert, aisément réutilisable et exploitable par un système de traitement automatisé, pour chacun des produits concernés, les informations permettant d'identifier la présence de telles substances dans ces produits (...) / III. Un décret en Conseil d'Etat fixe les modalités d'application du présent article. ".

4. D'une part, aux termes de l'article R. 5232-19 du code de la santé publique : " Pour l'application de la présente section, sont considérés comme des produits au sens de l'article L. 5232-5, les denrées alimentaires telles que définies à l'article 2 du règlement (CE) n° 178/2002 et les substances, mélanges et articles tels que définis à l'article 3 du règlement (UE) n° 1907/2006, à l'exception des médicaments. / Un arrêté conjoint des ministres chargés de la santé et de l'environnement fixe, sur proposition de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail : / 1° La liste des substances présentant des propriétés de perturbation endocrinienne mentionnées au I de l'article L. 5232-5, réparties en deux catégories, avérées et présumées, selon le niveau de preuve scientifique ". Par l'arrêté contesté, les ministres chargés de la santé et de l'environnement ont, notamment, inscrit le cholécalciférol sur la liste des substances présentant des propriétés de perturbation endocrinienne mentionnées au I de l'article L. 5232-5 du code de la santé publique, dans un tableau A bis relatif à celles de ces substances qui font l'objet " de recommandations sanitaires du fait de leur caractère de nutriments (vitamines, minéraux) et de leurs bénéfices sur la santé selon les précautions d'usage ", où le cholécalciférol est seul inscrit.

5. D'autre part, aux termes de l'article R. 5232-20 du code de la santé publique : " Les informations prévues aux I et II de l'article L. 5232-5 sont mises à disposition sous un format dématérialisé, accessible sans frais et réutilisable de façon à permettre une agrégation. A cette fin, toute personne qui met sur le marché des produits au sens de l'article L. 5232-5 met à disposition l'information soit sur un site ou une page internet dédié, soit au moyen d'une application désignée par arrêté conjoint des ministres chargés de la santé et de l'environnement. / (...) / Un arrêté conjoint des ministres chargés de la santé et de l'environnement précise les modalités relatives au contenu et aux conditions de présentation des informations prévues aux I et II de l'article L. 5232-5 du présent code ". Il résulte de ces dispositions, ainsi que de celles de l'arrêté du 28 septembre 2023 précisant les modalités relatives au contenu et aux conditions de présentation des informations prévues aux I et II de l'article L. 5232-5 du code de la santé publique et de l'arrêté de la même date relatif à la mise à disposition des informations permettant d'identifier les perturbateurs endocriniens dans un produit au moyen d'une application, que l'exécution de l'arrêté contesté imposera à compter du 12 avril 2024 à toute personne qui met sur le marché des denrées alimentaires définies à l'article 2 du règlement (CE) n°178/2002 ou des substances, mélanges et articles définis à l'article 3 du règlement (UE) n°1907/2006, autres que les médicaments, et dont la composition comprend du cholécalciférol pour plus de 0,1% de sa masse, de mettre à disposition du public, soit sur une page internet spécifique et comportant une interface de programmation applicative, soit au moyen de l'application " Scan4Chem ", une information sur la présence de cette substance, assortie de la mention qu'elle présente des bénéfices sur la santé selon les précautions d'usage et la posologie précisées sur la notice ou l'étiquetage du produit.

Sur l'urgence :

6. L'urgence justifie la suspension de l'exécution d'un acte administratif lorsque celui-ci porte atteinte de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. Il appartient au juge des référés d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de l'acte contesté sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue. L'urgence doit être appréciée objectivement et compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire.

7. Les requérants font valoir que la qualification, par l'arrêté contesté, du cholécalciférol comme perturbateur endocrinien, déconseillée par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail eu égard aux effets bénéfiques de la vitamine D pour la santé humaine, notamment sous sa forme D3, ou cholécalciférol, et la signalisation obligatoire, à compter du 12 avril 2024, dans les conditions précisées au point 5, de sa présence dans la composition de tout produit mis sur le marché en France, sont susceptibles de favoriser des croyances erronées, difficiles à renverser par la suite, sur la réalité du risque attaché à la consommation d'aliments et autres produits contenant cette substance, et, par conséquent, d'aggraver rapidement et durablement la situation de mauvaise couverture de ses besoins en vitamine D par la population, notamment en détournant de la consommation de ces produits les personnes auxquelles elle est spécialement recommandée.

8. Toutefois, il résulte de ce qui a été dit aux points 4 et 5 que l'arrêté contesté mentionne lui-même les bénéfices sur la santé, selon les précautions d'usage, du cholécalciférol, et que l'information qui devra être mise à disposition du public produit par produit à compter du 12 avril 2024 comportera la même mention, alors qu'il ressort en outre des pièces produites en référé que l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail a publiquement rappelé ces bénéfices, en les précisant, par un communiqué du 27 octobre 2022. Au regard de la nature des risques de santé que comporte une carence prolongée en vitamine D et que font valoir les requérants, par référence aux allégations de santé autorisées par la réglementation européenne, lesquelles portent sur le rôle de la vitamine D dans l'absorption et l'utilisation normales du calcium et du phosphore et le maintien d'une ossature normale, d'une fonction musculaire normale, d'une dentition normale et du fonctionnement normal du système immunitaire, ainsi que dans le processus de division cellulaire et pour la réduction des risques de fractures ostéoporiques, les effets potentiels sur la santé publique de l'exécution de l'arrêté contesté n'apparaissent pas tels qu'ils justifient sa suspension d'ici le jugement du recours pour excès de pouvoir dont ils ont saisi le Conseil d'Etat, lequel peut être attendu d'ici la fin du premier semestre 2024.

9. Par ailleurs, s'il y a lieu, le cas échéant, dans la balance des intérêts à laquelle procède le juge des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, pour apprécier si la condition d'urgence doit être regardée comme remplie, de tenir compte de ce que l'intérêt public commande que soient prises les mesures provisoires nécessaires pour faire cesser immédiatement une atteinte aux droits conférés par l'ordre juridique de l'Union européenne, cette circonstance, à la supposer établie, n'est pas constitutive d'une situation d'urgence justifiant, par elle-même et indépendamment de toute autre considération, la suspension de la décision contestée.

10. Il résulte de ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur l'existence d'un doute sérieux quant à la légalité de l'arrêté attaqué, la condition d'urgence ne peut être regardée comme remplie. Il y a lieu, par suite, de rejeter la requête du syndicat professionnel Synadiet et autres.

11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que la somme que demandent les requérants soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.



O R D O N N E :
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Article 1er : La requête du syndicat professionnel Synadiet et autres est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée au Syndicat national des compléments alimentaires (" Synadiet"), premier dénommé, à la ministre du travail, de la santé et des solidarités et au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.
Copie en sera adressée à l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail.
Fait à Paris, le 22 janvier 2024
Signé : Nicolas Polge