Conseil d'État
N° 451866
ECLI:FR:CECHR:2023:451866.20231218
Inédit au recueil Lebon
6ème - 5ème chambres réunies
M. Pierre Collin, président
Mme Rozen Noguellou, rapporteur
M. Nicolas Agnoux, rapporteur public
SCP OHL, VEXLIARD, avocats
Lecture du lundi 18 décembre 2023
Vu la procédure suivante :
Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 19 avril et 19 juillet 2021, le 14 mars 2022 et le 28 avril 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. E... F... demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler la décision n° FR 2019-09 S du 19 février 2021 de la formation restreinte du Haut conseil du commissariat aux comptes en tant qu'elle a prononcé à son encontre, d'une part, sa radiation de la liste des commissaires aux comptes, d'autre part, une sanction pécuniaire d'un montant de 100 000 euros, enfin, l'interdiction, pour une durée de trois ans, d'exercer des fonctions d'administration ou de direction au sein d'une société de commissaires aux comptes et au sein d'entités d'intérêt public ;
2°) de mettre à la charge du Haut conseil du commissariat aux comptes la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de commerce ;
- la décision du 15 octobre 2021 par laquelle le Conseil d'Etat, statuant au contentieux n'a pas renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. F... ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Rozen Noguellou, conseillère d'Etat,
- les conclusions de M. Nicolas Agnoux, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Spinosi, avocat de M. F..., à la SCP Ohl, Vexliard, avocat du Haut conseil du commissariat aux comptes et à la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société PricewaterhouseCoopers Audit et autres ;
Considérant ce qui suit :
1. Il résulte de l'instruction que le 27 mars 2017, le président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes a saisi le rapporteur général du Haut conseil du commissariat aux comptes afin qu'il soit procédé à une enquête sur la certification des comptes du groupe Agripole, groupe agroalimentaire, détenu à 100 % par Mme K... L..., décédée en 2016, et qui regroupait une filiale, Financière Turenne Lafayette, et plusieurs sous-filiales, Paul Prédault, Madrange, William Saurin, Montagne noire, Tradition traiteur, Germanaud, Géo, Conserverie du Languedoc, Les salaisons de l'Arrée. Le 28 mars 2017, le rapporteur général a ouvert une enquête portant sur les missions de certification des comptes annuels et consolidés de la société Agripole, pour les exercices clos de 2012 à 2015. Sur cette période, plusieurs sociétés sont intervenues pour procéder à l'audit des comptes de la société Agripole et de ses filiales. La société Mazars a été le commissaire aux comptes de la société Agripole et de sa filiale Financière Turenne Lafayette ainsi que des sous-filiales Conserverie du Languedoc, William Saurin, Paul Prédault, Germanaud, Montagne Noire, Tradition Traiteur, Madrange et Géo. M. E... F... était l'associé signataire des comptes pour la société Mazars, rejoint, à compter de 2012, par M. A... M.... Deux sociétés appartenant au réseau de PricewaterhouseCoopers (PWC) sont successivement intervenues dans l'audit des comptes de ces sociétés, à savoir la société PWC Entreprises pour les sociétés Financière Turenne Lafayette, Madrange, Géo, puis PWC Audit pour les comptes annuels 2015 de la société Agripole et de sa filiale la société Financière Turenne Lafayette ainsi que les comptes annuels 2014 et 2015 des sociétés Madrange et Géo. M. J... I... était l'associé signataire des comptes pour les sociétés PWC Entreprises et PWC Audit. La société D... C... et associés est intervenue en qualité de co-commissaire aux comptes de la société Agripole, les comptes étant certifiés par M. D... C.... Enfin, M. H... B... a été commissaire aux comptes de la société Les Salaisons de l'Arrée. Le 7 février 2019, les griefs ont été notifiés à MM. I..., B..., F..., Schwaler et C... ainsi qu'aux sociétés Mazars, PWC Audit, PWC Entreprises et D... C... et associés. Par une décision du 19 février 2021, la formation restreinte du Haut conseil du commissariat aux comptes a prononcé à l'encontre de M. F... une mesure de radiation de la liste des commissaires aux comptes, une sanction pécuniaire d'un montant de 100 000 euros et l'interdiction pour une durée de 3 ans d'exercer des fonctions d'administration ou de direction au sein d'une société de commissaires aux comptes et au sein d'entités d'intérêt public. Des sanctions ont également été prononcées à l'encontre des autres mis en cause.
Sur la régularité de la procédure de sanction :
En ce qui concerne la composition de la formation restreinte :
2. Aux termes du I de l'article L. 821-2 du code de commerce : " Le collège du Haut conseil du commissariat aux comptes comprend : / (...) b) Deux magistrats de l'ordre judiciaire dont l'un est président de la formation restreinte prévue au II. / (...) Les membres du Haut conseil, autres que les membres de droit, sont nommés par décret pour six ans renouvelables une fois, à l'exception des membres mentionnés au 5° dont le mandat n'est pas renouvelable. Le mandat n'est pas interrompu par les règles de limite d'âge éventuellement applicables aux intéressés ".
3. Il résulte de ces dispositions que la circonstance que M. G..., magistrat de l'ordre judiciaire nommé membre du collège du Haut conseil du commissariat aux comptes et président de la formation restreinte par un décret du 17 juin 2016 a été admis à cesser ses fonctions, en raison de la limite d'âge, à compter du 1er octobre 2016 n'a pas eu pour effet d'interrompre son mandat et n'a, par suite, contrairement à ce qui est soutenu, pas été de nature à entacher d'irrégularité la composition de la formation restreinte.
En ce qui concerne l'application immédiate des dispositions de la loi du 22 mai 2019 :
4. En premier lieu, l'entrée en vigueur de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises n'était pas subordonnée à l'adoption de mesures réglementaires nouvelles, les dispositions figurant dans la partie réglementaire du code de commerce permettant, en tout état de cause, la mise en oeuvre des nouvelles dispositions législatives.
5. En deuxième lieu, cette loi a supprimé les commissions régionales de discipline et prévu, dans la nouvelle rédaction de l'article L. 824-8 du code de commerce, la saisine directe de la formation restreinte du Haut conseil, qui est désormais la seule entité compétente pour connaître des actions disciplinaires, par le rapporteur général ayant établi un rapport final. Si, s'agissant d'une règle de procédure, celle-ci a vocation à s'appliquer dès l'entrée en vigueur de la loi, y compris à des procédures en cours, cette évolution est sans incidence, d'une part, sur la possibilité, pour le rapporteur général, d'abandonner tout ou partie des griefs et, d'autre part, sur les droits, reconnus par l'article L. 824-8 du code de commerce aux personnes poursuivies, d'avoir accès au dossier, de présenter leurs observations et de se faire assister par un conseil de leur choix à toutes les étapes de la procédure. Par suite, le moyen tiré de ce que l'application de cette loi aux instances en cours, priverait les personnes concernées de garanties protégées par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ou la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ne peut qu'être écarté.
En ce qui concerne le respect des droits de la défense dans le cadre de la procédure d'enquête :
6. En premier lieu, aux termes de l'article L. 824-8 du code de commerce : " A l'issue de l'enquête et après avoir entendu la personne intéressée, le rapporteur général établit un rapport d'enquête qu'il adresse au Haut conseil. Lorsque les faits justifient l'engagement d'une procédure de sanction, le Haut conseil délibérant hors la présence des membres de la formation restreinte arrête les griefs qui sont notifiés par le rapporteur général à la personne intéressée. La notification expose les faits passibles de sanction. Elle est accompagnée des principaux éléments susceptibles de fonder les griefs. / La personne intéressée peut consulter le dossier et présenter ses observations. Elle peut se faire assister par un conseil de son choix à toutes les étapes de la procédure. / Le rapporteur général établit un rapport final qu'il adresse à la formation restreinte avec les observations de la personne intéressée ". Aux termes de l'article R. 824-10 du code de commerce : " Lorsque le Haut conseil est saisi par le rapporteur général du rapport d'enquête mentionné à l'article L. 824-8, son président convoque les membres du collège, hors les membres de la formation restreinte, afin de délibérer sur les suites à donner au rapport. / Le rapporteur général ou l'enquêteur en charge du dossier est entendu si le collège l'estime nécessaire. / Le collège délibère à la majorité des voix des membres présents ". Aux termes de l'article R. 824-11 dans sa version alors applicable : " Lorsque le collège, dans la formation mentionnée à l'article précédent, considère que les faits sont susceptibles de justifier l'engagement d'une procédure de sanction, la lettre de notification des griefs mentionnée à l'article L. 824-8 informe la personne poursuivie qu'elle peut prendre connaissance du dossier et obtenir copie des pièces, le cas échéant par voie électronique, et qu'elle peut se faire assister par le conseil de son choix. / La lettre de notification mentionne le délai dont dispose la personne poursuivie pour transmettre au rapporteur général ses observations écrites sur ces griefs. Ce délai ne peut être inférieur à un mois à compter de la réception de la lettre de notification des griefs (...) ".
7. M. F... soutient que la phase de la procédure antérieure à la notification des griefs aurait méconnu les droits de la défense, tels qu'ils résultent du paragraphe 1 de l'article 6 de la convention européenne des droits de l'homme et du paragraphe 2 de l'article 48 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Toutefois, le principe des droits de la défense s'applique seulement à la procédure de sanction ouverte par la notification de griefs par le collège du Haut conseil et par la saisine de la formation restreinte, et non à la phase préalable des enquêtes réalisées par les agents du Haut conseil. Si les enquêtes réalisées par ces agents doivent se dérouler dans des conditions garantissant qu'il ne soit pas porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense des personnes auxquelles des griefs sont ensuite notifiés, d'une part le requérant se contente d'affirmations générales sur le fait que l'enquête aurait été menée à charge ou que certaines pièces ne lui auraient été transmises que tardivement, sans apporter d'éléments justifiant l'atteinte irrémédiable aux droits de la défense alléguée, et, d'autre part, la personne contrôlée peut toujours, dans le cadre de la procédure disciplinaire ouverte par la notification des griefs, consulter l'entier dossier de la procédure et faire valoir ses observations en réponse, comme le prévoit l'article R. 824-11 du code de commerce cité au point 6. Par suite, le moyen tiré de ce que la procédure suivie au stade de l'enquête aurait méconnu le principe du respect des droits de la défense, ou les exigences du principe de l'égalité des armes, ne peut, sans qu'il y ait lieu, en l'absence de difficulté sérieuse, de saisir la Cour de justice de l'Union Européenne d'une question préjudicielle, qu'être écarté. Il en va de même, en tout état de cause, du moyen tiré de la méconnaissance du règlement n° 537/2014 du 16 avril 2014 relatif aux exigences spécifiques applicables au contrôle légal des comptes des entités d'intérêt public, lequel n'est pas applicable en l'espèce.
8. En deuxième lieu, aux termes de l'alinéa 1 de l'article L. 821-3-1 du code de commerce : " Le Haut conseil dispose d'un service chargé de procéder aux enquêtes préalables à l'ouverture des procédures prévues au chapitre IV du présent titre. Ce service est dirigé par un rapporteur général et composé d'enquêteurs habilités par ce dernier ". Aux termes de l'article L. 824-5 : " Le rapporteur général procède à une enquête. Il peut désigner des enquêteurs pour l'assister. Le rapporteur général et les enquêteurs peuvent à cet effet : / 1° Obtenir du commissaire aux comptes, sans que celui-ci puisse opposer le secret professionnel, tout document ou information, sous quelque forme que ce soit ; ils peuvent en exiger une copie ; / 2° Obtenir de toute personne tout document ou information utile à l'enquête ; ils peuvent en exiger une copie ; / 3° Convoquer et entendre toute personne susceptible de leur fournir des informations ; / 4° Accéder aux locaux à usage professionnel ; / 5° Demander à des commissaires aux comptes inscrits sur une liste établie par le Haut conseil après avis de la compagnie nationale des commissaires aux comptes, de procéder à des vérifications ou d'effectuer des actes d'enquête sous leur contrôle ; / 6° Faire appel à des experts. / Toute personne entendue pour les besoins de l'enquête peut se faire assister par un conseil de son choix ". Les premier et troisième alinéas de l'article L. 824-8, cités au point 6, prévoient qu'à l'issue de l'enquête, le rapporteur général établit un rapport d'enquête à destination du Haut conseil, celui-ci arrête les griefs hors la présence des membres de la formation restreinte et le rapporteur général établit un rapport final adressé à la formation restreinte avec les observations de la personne intéressée. Enfin, les septième et huitième alinéas de l'article L. 824-11 prévoient que : " Le rapporteur général ou la personne qu'il désigne pour le représenter assiste à l'audience. Il expose ses conclusions oralement. Il peut proposer une ou plusieurs des sanctions prévues aux articles L. 824-2 et L. 824-3 ".
9. Ces dispositions font du rapporteur général, qui est nommé par le président du Haut conseil et dirige un service spécifique du Haut conseil, l'organe en charge de l'instruction. A ce titre, il lui revient d'établir le rapport d'enquête transmis au Haut conseil et sur le fondement duquel ce dernier, statuant hors la présence des membres de la formation restreinte, arrête les griefs. Il lui revient également d'établir le rapport final, transmis à la formation restreinte avec les observations de la personne intéressée, laquelle peut consulter le dossier, présenter ses observations et se faire assister par un conseil à toutes les étapes de la procédure. Il peut assister à l'audience où il expose ses conclusions mais ne participe pas au délibéré. Dans ces conditions, l'organisation de la procédure de sanction devant le Haut conseil du commissariat aux comptes n'opère pas de confusion entre, d'une part, les fonctions de poursuite et d'instruction et, d'autre part, les pouvoirs de sanction. Dès lors, le moyen tiré de ce que la procédure suivie devant le rapporteur général aurait méconnu le principe d'impartialité garanti par l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne doit être écarté.
10. En troisième lieu, contrairement à ce que soutient M. F..., rien n'interdit à la personne faisant l'objet de poursuites disciplinaires et pénales de choisir, pour ne pas s'auto-incriminer, de rester silencieuse dans le cadre de la procédure disciplinaire comme dans celui de la procédure pénale. Au demeurant, s'il appartient en principe au juge disciplinaire de statuer sur une plainte dont il est saisi sans attendre l'issue d'une procédure pénale en cours concernant les mêmes faits, il peut, sans qu'il soit besoin pour le législateur de le préciser, décider de surseoir à statuer jusqu'à la décision du juge pénal lorsque cela paraît utile à la qualité de l'instruction ou à la bonne administration de la justice. Par suite, ces dispositions ne méconnaissent pas les dispositions des articles 6 paragraphes 1 et 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Sur le bien-fondé de la décision de sanction :
En ce qui concerne l'application des normes d'exercice professionnel :
11. Le principe de légalité des délits et des peines, qui s'étend à toute sanction ayant le caractère d'une punition, fait obstacle à ce que l'administration inflige une sanction si, à la date des faits litigieux, la règle en cause n'est pas suffisamment claire, de sorte qu'il n'apparaît pas de façon raisonnablement prévisible par les professionnels concernés que le comportement litigieux est susceptible d'être sanctionné.
12. Si M. F... soutient que l'application des normes d'exercice professionnel méconnaîtrait le principe de légalité des délits et des peines en ce qu'elles ne seraient pas suffisamment claires, il n'apporte au soutien de cette affirmation générale aucune précision permettant d'en apprécier le bien-fondé. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines doit être écarté.
En ce qui concerne le manquement lié à la méconnaissance de la norme d'exercice professionnel 240 :
13. Aux termes du paragraphe 6 de la norme d'exercice professionnel (NEP) 240 relative à la prise en considération de la possibilité de fraudes lors de l'audit des comptes, " Conformément au principe défini dans la norme "Principes applicables à l'audit des comptes mis en oeuvre dans le cadre de la certification des comptes", le commissaire aux comptes fait preuve d'esprit critique et tient compte, tout au long de son audit, du fait qu'une anomalie significative résultant d'une fraude puisse exister ". Aux termes du paragraphe 22 de la même norme d'exercice professionnel : " En complément des réponses à l'évaluation du risque d'anomalies significatives résultant de fraudes, au niveau des comptes pris dans leur ensemble et au niveau des assertions et afin de répondre au risque que la direction s'affranchisse de certains contrôles mis en place par l'entité, le commissaire aux comptes conçoit et met en oeuvre des procédures d'audit, qui consistent à : / vérifier le caractère approprié des écritures comptables et des écritures d'inventaire passées lors de la préparation des comptes ; / revoir si les estimations comptables ne sont pas biaisées. Pour cela, le commissaire aux comptes peut notamment revoir les jugements et les hypothèses de la direction reflétés dans les estimations comptables des années antérieures à la lumière des réalisations ultérieures ; / comprendre la justification économique d'opérations importantes qui lui semblent être en dehors des activités ordinaires de l'entité, ou qui lui apparaissent inhabituelles eu égard à sa connaissance de l'entité et de son environnement ".
14. Il résulte de ces dispositions que les commissaires aux comptes sont tenus à un devoir de vigilance, particulièrement lorsqu'une anomalie significative est identifiée dans des comptes, et qu'il leur appartient de mettre en oeuvre des procédures d'audit qui facilitent l'identification des fraudes. M. F... conteste sa mise en cause au titre des dispositions citées ci-dessus de la norme d'exercice professionnel (NEP) 240 au motif tiré de ce que celle-ci n'imposerait pas aux commissaires aux comptes d'identifier les fraudes, et qu'en toute hypothèse, la formation restreinte aurait dû prendre en compte l'importance des diligences mises en oeuvre par les commissaires aux comptes sur les principaux postes sur lesquels la fraude est intervenue. Toutefois, d'une part, la décision de sanction ne lui reproche pas de ne pas avoir identifié les fraudes, mais de ne pas avoir fait preuve de la vigilance qu'imposaient les dispositions précitées de la NEP 240. D'autre part, il résulte des constatations non contestées de la décision de sanction que les contrôles menés par M. F... ont été défaillants. Ainsi, il résulte de l'instruction qu'il n'a conduit que des investigations superficielles s'agissant de l'audit du chiffre d'affaires et des créances clients hors groupe dans les comptes consolidés d'Agripole et dans les comptes annuels d'un certain nombre de sociétés du groupe, se contentant de l'examen de dix factures par an, alors même que des anomalies avaient été mises en évidence. S'agissant de l'audit des avances financières sur stocks de viande porcine espagnole, il n'a examiné ni les contrats, ni les factures relatifs à ces avances. Par suite, et contrairement à ce que soutient le recours, c'est à bon droit que la formation restreinte a retenu un manquement aux dispositions de la NEP 240.
En ce qui concerne le manquement tenant à l'insuffisance des contrôles de substance à propos de l'audit du chiffre d'affaires et des créances clients hors groupe :
15. Aux termes des paragraphes 5 à 7 de la NEP 500 : " 5. Ces éléments apportent au commissaire aux comptes des éléments de preuves ou des présomptions quant au respect d'une ou plusieurs assertions. Ces éléments doivent être suffisants et appropriés pour lui permettre de fonder son opinion sur les comptes. / 6. Le caractère approprié est fonction de la qualité des éléments collectés, c'est-à-dire de leur fiabilité et de leur pertinence. Le caractère suffisant s'apprécie par rapport à la quantité d'éléments collectés. / La quantité d'éléments à collecter dépend du risque d'anomalies significatives mais aussi de la qualité des éléments collectés. Le degré de fiabilité des éléments collectés dépend de leur origine, de leur nature et des circonstances particulières dans lesquelles ils ont été recueillis (...) / 7. Dans le cadre de son appréciation de la fiabilité des éléments collectés, le commissaire aux comptes garde un esprit critique quant aux indices qui pourraient remettre en cause leur validité. En cas de doute, il mène plus avant ses investigations ".
16. La décision de sanction contestée a retenu une insuffisance des contrôles de substance pendant quatre exercices dans les sociétés Agripole, William Saurin, Paul Prédault, Montagne Noire, Tradition Traiteur et Germanaud en méconnaissance, notamment, des paragraphes 5 à 7 de la NEP 500. M. F... conteste les appréciations portées par la décision de sanction et relève que les sondages réalisés par les commissaires aux comptes ont été suffisants pour réduire le risque de non-détection d'anomalies significatives, et qu'il leur revenait de choisir la méthode d'audit qui leur paraissait appropriée. Toutefois, la certification des comptes suppose un contrôle diligent, reposant sur des éléments suffisants et fiables, le commissaire aux comptes devant, comme le prévoit le paragraphe 7 de la NEP 500 précité, conserver un " esprit critique " sur les éléments collectés. Or, il résulte de l'instruction, sans que les rapports produits par M. F... permettent de remettre en cause cette appréciation, que les contrôles opérés ne portaient que sur un nombre très réduit de factures, y compris dans les hypothèses où les créances clients représentaient une part importante du chiffre d'affaires, et que ces contrôles n'étaient pas davantage poussés lorsque des anomalies étaient identifiées. Par suite, c'est sans méconnaître les dispositions applicables que la formation restreinte a pu juger que les éléments collectés n'étaient ni suffisants, ni appropriés pour permettre aux commissaires aux comptes de fonder leur opinion sur les comptes.
En ce qui concerne les autres griefs :
17. En premier lieu, s'agissant du grief relatif à l'audit de la valorisation des marques dans les comptes consolidés du groupe Agripole, il est fait grief à M. F... de s'être contenté de reprendre les appréciations de Maître Ennochi, avocat au barreau de Paris, sans avoir documenté le contrôle qu'il devait opérer tant sur l'indépendance de ce dernier que sur sa compétence en matière d'évaluation des marques dans le secteur agro-alimentaire. Si M. F... conteste le grief ainsi retenu, il résulte des termes de la NEP 620 relative à l'intervention d'un expert que les commissaires aux comptes sont tenus de s'assurer que l'expert est indépendant de l'entité contrôlée et qu'il bénéficie d'une compétence professionnelle dans le domaine particulier concerné. Ces vérifications doivent apparaître dans le dossier d'audit, ce qui, sans que ce soit contesté par M. F..., n'était pas le cas en l'espèce. Dès lors, la formation restreinte pouvait retenir le manquement aux paragraphes 8 à 12 de la NEP 620.
18. En deuxième lieu, s'agissant du manquement tiré d'une opinion non étayée sur l'existence et l'évaluation des avances financières sur stocks de viande porcine espagnole, M. F..., qui était, comme M. M..., associé chez Mazars et a signé les rapports sur les comptes de l'ensemble des sociétés du groupe Agripole pour le compte de la société Mazars, ne peut se contenter d'invoquer le fait que ces contrats auraient été examinés par M. M....
19. En troisième lieu, s'agissant du manquement relatif à l'audit des titres de participation, M. F... se contente de le contester en avançant le fait que la société Mazars avait mené des travaux de vérification sur la base de données frauduleuses, sans répondre à l'argument retenu par la décision de sanction, tenant au fait que les opinions exprimées reposaient sur une documentation absente ou insuffisante.
20. En quatrième lieu, la décision attaquée reproche à M. F... d'avoir validé l'inscription dans les comptes des sociétés contrôlées d'une créance liée à un litige avec la société CFS France, alors que cette créance ne présentait pas un degré de certitude suffisant pour pouvoir être comptabilisée. Si M. F... se prévaut, pour contester ce grief, comme il l'avait fait devant la formation restreinte, d'un engagement de Mme L... qu'il considère pouvoir constituer un cautionnement, un tel acte ne pouvait, en tout état de cause, justifier de comptabiliser sans dépréciation ces créances, qui, tant que le litige n'était pas définitivement tranché, demeuraient incertaines dans leur principe et leur montant.
21. En cinquième lieu, si M. F... conteste le fait que lui ait été imputé un manquement tiré de l'émission d'opinions non étayées s'agissant des avances financières consenties par les sociétés du groupe Agripole, il n'apporte pas de justifications probantes permettant de démontrer que le dossier d'audit aurait été suffisamment documenté pour justifier la comptabilisation de ces avances.
22. En sixième lieu, tant le code de déontologie applicable au moment des faits que celui adopté par le décret du 21 mars 2020, interdisent aux commissaires aux comptes de donner des consultations juridiques qui ne relèvent pas de leur activité principale. Dès lors, c'est sans erreur de droit que la décision de sanction a pu retenir à l'encontre de M. F... le grief tiré de ce qu'il aurait fourni à Mme L... des conseils juridiques pour l'organisation de la transmission de son patrimoine.
23. En septième lieu, aux termes de l'article L. 822-10 du code de commerce : Les fonctions de commissaire aux comptes sont incompatibles : / 1° Avec toute activité ou tout acte de nature à porter atteinte à son indépendance (...) ". Il résulte de l'instruction, et n'est d'ailleurs pas contesté par M. F..., qu'il a laissé Mme L... participer à l'acquisition d'un véhicule pour sa fille, se plaçant ainsi dans une situation de nature à porter atteinte à son indépendance et à caractériser un conflit d'intérêts prohibé par le code de déontologie applicable aux commissaires aux comptes. Par suite, le moyen tiré de ce que la décision attaquée serait entachée d'erreur de droit en ce qu'elle a retenu un tel grief doit être écarté.
En ce qui concerne la proportionnalité de la sanction et le recours incident de la Présidente du Haut conseil du commissariat aux comptes :
24. Aux termes de l'article L. 822-8 du code de commerce dans sa version en vigueur avant le 17 juin 2016 : " Les sanctions disciplinaires sont : / 1° L'avertissement ; / 2° Le blâme ; / 3° L'interdiction temporaire pour une durée n'excédant pas cinq ans ; / 4° La radiation de la liste. / Il peut être aussi procédé au retrait de l'honorariat (...) " Aux termes de l'article L. 824-2 du code de commerce, issu de l'ordonnance du 16 mars 2016 et entré en vigueur le 17 juin 2016 : " I.- Les commissaires aux comptes sont passibles des sanctions suivantes : / 1° L'avertissement ; / 2° Le blâme ; / 3° L'interdiction d'exercer la fonction de commissaire aux comptes pour une durée n'excédant pas cinq ans ; / 4° La radiation de la liste ; / 5° Le retrait de l'honorariat. / II. - Les commissaires aux comptes peuvent également faire l'objet des sanctions suivantes : (...) 3° Le paiement, à titre de sanction pécuniaire, d'une somme ne pouvant excéder : / a) Pour une personne physique, la somme de 250 000 ? ; / b) Pour une personne morale, la plus élevée des sommes suivantes : / - un million d'euros ; / - lorsque la faute intervient dans le cadre d'une mission de certification, la moyenne annuelle des honoraires facturés au titre de l'exercice durant lequel la faute a été commise et des deux exercices précédant celui-ci, par le commissaire aux comptes, à la personne ou à l'entité dont il est chargé de certifier les comptes ou, à défaut, le montant des honoraires facturés par le commissaire aux comptes à cette personne ou entité au titre de l'exercice au cours duquel la faute a été commise (...) ". Aux termes de l'article L. 824-12 du code de commerce : " Les sanctions sont déterminées en tenant compte : / 1° De la gravité et de la durée de la faute ou du manquement reprochés ; / 2° De la qualité et du degré d'implication de la personne intéressée ; / 3° De la situation et de la capacité financière de la personne intéressée, au vu notamment de son patrimoine et, s'agissant d'une personne physique de ses revenus annuels, s'agissant d'une personne morale de son chiffre d'affaires total ; / 4° De l'importance soit des gains ou avantages obtenus, soit des pertes ou coûts évités par la personne intéressée, dans la mesure où ils peuvent être déterminés ; / 5° Du degré de coopération dont a fait preuve la personne intéressée dans le cadre de l'enquête ; / 6° Des manquements commis précédemment par la personne intéressée ; / 7° Lorsque la sanction est prononcée en raison de manquement aux dispositions des sections 3 à 6 du chapitre Ier du titre VI du livre V du code monétaire et financier, elle est en outre déterminée en tenant compte, le cas échéant, de l'importance du préjudice subi par les tiers "
25. Il résulte de l'instruction que M. F... était l'associé de la société Mazars en charge de l'audit des comptes de la société Agripole et d'un certain nombre de ses filiales depuis 1999 pour plusieurs d'entre elles et depuis 2007 pour le groupe Agripole. Les nombreux manquements qui lui ont été imputés traduisent à la fois une très grave négligence dans l'exercice de ses missions et une méconnaissance des obligations déontologiques s'imposant à tout commissaire aux comptes. Alors qu'il connaissait parfaitement le groupe constitué par la société Agripole et ses filiales et qu'il était un commissaire aux comptes expérimenté, il a laissé perdurer, faute de contrôle adéquat, des irrégularités graves. Au regard de la gravité des manquements ainsi caractérisés et du rôle central joué par M. F... dans l'ensemble des manquements constatés, la sanction de radiation de la liste des commissaires aux comptes assortie d'une sanction pécuniaire de 100 000 euros qui ont été prononcées à son encontre, qui sont suffisamment motivées, apparaissent comme n'étant pas disproportionnées. La Présidente du Haut conseil du commissariat aux comptes n'est pas fondée à demander qu'elle soit aggravée par un retrait de l'honorariat.
26. Il résulte de tout ce qui précède que la requête de M. F... doit être rejetée, y compris ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, et que le recours incident de la Présidente du Haut conseil du commissariat aux comptes doit également être rejeté.
27. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de M. F... la somme de 3 000 euros à verser au Haut conseil du commissariat aux comptes au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête de M. F... est rejetée.
Article 2 : Le recours incident de la Présidente du Haut conseil du commissariat aux comptes est rejeté.
Article 3: M. F... versera au Haut conseil du commissariat aux comptes une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. E... F... et au Haut conseil du commissariat aux comptes.
Copie en sera adressée au Garde des sceaux, ministre de la justice, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, à la société PricewaterhouseCoopers Audit, à la société PricewaterhouseCoopers Entreprises, à M. I..., à la société Mazars, à M. M..., à M. C..., à la société D... C... et associés et à M. B....
Délibéré à l'issue de la séance du 22 novembre 2023 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; Mme Fabienne Lambolez, M. Olivier Yeznikian, M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, conseillers d'Etat ; Mme Catherine Moreau, conseillère d'Etat en service extraordinaire et Mme Rozen Noguellou, conseillère d'Etat-rapporteure.
Rendu le 18 décembre 2023.
Le président :
Signé : M. Pierre Collin
La rapporteure :
Signé : Mme Rozen Noguellou
La secrétaire :
Signé : Mme Marie-Adeline Allain
N° 451866
ECLI:FR:CECHR:2023:451866.20231218
Inédit au recueil Lebon
6ème - 5ème chambres réunies
M. Pierre Collin, président
Mme Rozen Noguellou, rapporteur
M. Nicolas Agnoux, rapporteur public
SCP OHL, VEXLIARD, avocats
Lecture du lundi 18 décembre 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 19 avril et 19 juillet 2021, le 14 mars 2022 et le 28 avril 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. E... F... demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler la décision n° FR 2019-09 S du 19 février 2021 de la formation restreinte du Haut conseil du commissariat aux comptes en tant qu'elle a prononcé à son encontre, d'une part, sa radiation de la liste des commissaires aux comptes, d'autre part, une sanction pécuniaire d'un montant de 100 000 euros, enfin, l'interdiction, pour une durée de trois ans, d'exercer des fonctions d'administration ou de direction au sein d'une société de commissaires aux comptes et au sein d'entités d'intérêt public ;
2°) de mettre à la charge du Haut conseil du commissariat aux comptes la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de commerce ;
- la décision du 15 octobre 2021 par laquelle le Conseil d'Etat, statuant au contentieux n'a pas renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. F... ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Rozen Noguellou, conseillère d'Etat,
- les conclusions de M. Nicolas Agnoux, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Spinosi, avocat de M. F..., à la SCP Ohl, Vexliard, avocat du Haut conseil du commissariat aux comptes et à la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société PricewaterhouseCoopers Audit et autres ;
Considérant ce qui suit :
1. Il résulte de l'instruction que le 27 mars 2017, le président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes a saisi le rapporteur général du Haut conseil du commissariat aux comptes afin qu'il soit procédé à une enquête sur la certification des comptes du groupe Agripole, groupe agroalimentaire, détenu à 100 % par Mme K... L..., décédée en 2016, et qui regroupait une filiale, Financière Turenne Lafayette, et plusieurs sous-filiales, Paul Prédault, Madrange, William Saurin, Montagne noire, Tradition traiteur, Germanaud, Géo, Conserverie du Languedoc, Les salaisons de l'Arrée. Le 28 mars 2017, le rapporteur général a ouvert une enquête portant sur les missions de certification des comptes annuels et consolidés de la société Agripole, pour les exercices clos de 2012 à 2015. Sur cette période, plusieurs sociétés sont intervenues pour procéder à l'audit des comptes de la société Agripole et de ses filiales. La société Mazars a été le commissaire aux comptes de la société Agripole et de sa filiale Financière Turenne Lafayette ainsi que des sous-filiales Conserverie du Languedoc, William Saurin, Paul Prédault, Germanaud, Montagne Noire, Tradition Traiteur, Madrange et Géo. M. E... F... était l'associé signataire des comptes pour la société Mazars, rejoint, à compter de 2012, par M. A... M.... Deux sociétés appartenant au réseau de PricewaterhouseCoopers (PWC) sont successivement intervenues dans l'audit des comptes de ces sociétés, à savoir la société PWC Entreprises pour les sociétés Financière Turenne Lafayette, Madrange, Géo, puis PWC Audit pour les comptes annuels 2015 de la société Agripole et de sa filiale la société Financière Turenne Lafayette ainsi que les comptes annuels 2014 et 2015 des sociétés Madrange et Géo. M. J... I... était l'associé signataire des comptes pour les sociétés PWC Entreprises et PWC Audit. La société D... C... et associés est intervenue en qualité de co-commissaire aux comptes de la société Agripole, les comptes étant certifiés par M. D... C.... Enfin, M. H... B... a été commissaire aux comptes de la société Les Salaisons de l'Arrée. Le 7 février 2019, les griefs ont été notifiés à MM. I..., B..., F..., Schwaler et C... ainsi qu'aux sociétés Mazars, PWC Audit, PWC Entreprises et D... C... et associés. Par une décision du 19 février 2021, la formation restreinte du Haut conseil du commissariat aux comptes a prononcé à l'encontre de M. F... une mesure de radiation de la liste des commissaires aux comptes, une sanction pécuniaire d'un montant de 100 000 euros et l'interdiction pour une durée de 3 ans d'exercer des fonctions d'administration ou de direction au sein d'une société de commissaires aux comptes et au sein d'entités d'intérêt public. Des sanctions ont également été prononcées à l'encontre des autres mis en cause.
Sur la régularité de la procédure de sanction :
En ce qui concerne la composition de la formation restreinte :
2. Aux termes du I de l'article L. 821-2 du code de commerce : " Le collège du Haut conseil du commissariat aux comptes comprend : / (...) b) Deux magistrats de l'ordre judiciaire dont l'un est président de la formation restreinte prévue au II. / (...) Les membres du Haut conseil, autres que les membres de droit, sont nommés par décret pour six ans renouvelables une fois, à l'exception des membres mentionnés au 5° dont le mandat n'est pas renouvelable. Le mandat n'est pas interrompu par les règles de limite d'âge éventuellement applicables aux intéressés ".
3. Il résulte de ces dispositions que la circonstance que M. G..., magistrat de l'ordre judiciaire nommé membre du collège du Haut conseil du commissariat aux comptes et président de la formation restreinte par un décret du 17 juin 2016 a été admis à cesser ses fonctions, en raison de la limite d'âge, à compter du 1er octobre 2016 n'a pas eu pour effet d'interrompre son mandat et n'a, par suite, contrairement à ce qui est soutenu, pas été de nature à entacher d'irrégularité la composition de la formation restreinte.
En ce qui concerne l'application immédiate des dispositions de la loi du 22 mai 2019 :
4. En premier lieu, l'entrée en vigueur de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises n'était pas subordonnée à l'adoption de mesures réglementaires nouvelles, les dispositions figurant dans la partie réglementaire du code de commerce permettant, en tout état de cause, la mise en oeuvre des nouvelles dispositions législatives.
5. En deuxième lieu, cette loi a supprimé les commissions régionales de discipline et prévu, dans la nouvelle rédaction de l'article L. 824-8 du code de commerce, la saisine directe de la formation restreinte du Haut conseil, qui est désormais la seule entité compétente pour connaître des actions disciplinaires, par le rapporteur général ayant établi un rapport final. Si, s'agissant d'une règle de procédure, celle-ci a vocation à s'appliquer dès l'entrée en vigueur de la loi, y compris à des procédures en cours, cette évolution est sans incidence, d'une part, sur la possibilité, pour le rapporteur général, d'abandonner tout ou partie des griefs et, d'autre part, sur les droits, reconnus par l'article L. 824-8 du code de commerce aux personnes poursuivies, d'avoir accès au dossier, de présenter leurs observations et de se faire assister par un conseil de leur choix à toutes les étapes de la procédure. Par suite, le moyen tiré de ce que l'application de cette loi aux instances en cours, priverait les personnes concernées de garanties protégées par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ou la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ne peut qu'être écarté.
En ce qui concerne le respect des droits de la défense dans le cadre de la procédure d'enquête :
6. En premier lieu, aux termes de l'article L. 824-8 du code de commerce : " A l'issue de l'enquête et après avoir entendu la personne intéressée, le rapporteur général établit un rapport d'enquête qu'il adresse au Haut conseil. Lorsque les faits justifient l'engagement d'une procédure de sanction, le Haut conseil délibérant hors la présence des membres de la formation restreinte arrête les griefs qui sont notifiés par le rapporteur général à la personne intéressée. La notification expose les faits passibles de sanction. Elle est accompagnée des principaux éléments susceptibles de fonder les griefs. / La personne intéressée peut consulter le dossier et présenter ses observations. Elle peut se faire assister par un conseil de son choix à toutes les étapes de la procédure. / Le rapporteur général établit un rapport final qu'il adresse à la formation restreinte avec les observations de la personne intéressée ". Aux termes de l'article R. 824-10 du code de commerce : " Lorsque le Haut conseil est saisi par le rapporteur général du rapport d'enquête mentionné à l'article L. 824-8, son président convoque les membres du collège, hors les membres de la formation restreinte, afin de délibérer sur les suites à donner au rapport. / Le rapporteur général ou l'enquêteur en charge du dossier est entendu si le collège l'estime nécessaire. / Le collège délibère à la majorité des voix des membres présents ". Aux termes de l'article R. 824-11 dans sa version alors applicable : " Lorsque le collège, dans la formation mentionnée à l'article précédent, considère que les faits sont susceptibles de justifier l'engagement d'une procédure de sanction, la lettre de notification des griefs mentionnée à l'article L. 824-8 informe la personne poursuivie qu'elle peut prendre connaissance du dossier et obtenir copie des pièces, le cas échéant par voie électronique, et qu'elle peut se faire assister par le conseil de son choix. / La lettre de notification mentionne le délai dont dispose la personne poursuivie pour transmettre au rapporteur général ses observations écrites sur ces griefs. Ce délai ne peut être inférieur à un mois à compter de la réception de la lettre de notification des griefs (...) ".
7. M. F... soutient que la phase de la procédure antérieure à la notification des griefs aurait méconnu les droits de la défense, tels qu'ils résultent du paragraphe 1 de l'article 6 de la convention européenne des droits de l'homme et du paragraphe 2 de l'article 48 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Toutefois, le principe des droits de la défense s'applique seulement à la procédure de sanction ouverte par la notification de griefs par le collège du Haut conseil et par la saisine de la formation restreinte, et non à la phase préalable des enquêtes réalisées par les agents du Haut conseil. Si les enquêtes réalisées par ces agents doivent se dérouler dans des conditions garantissant qu'il ne soit pas porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense des personnes auxquelles des griefs sont ensuite notifiés, d'une part le requérant se contente d'affirmations générales sur le fait que l'enquête aurait été menée à charge ou que certaines pièces ne lui auraient été transmises que tardivement, sans apporter d'éléments justifiant l'atteinte irrémédiable aux droits de la défense alléguée, et, d'autre part, la personne contrôlée peut toujours, dans le cadre de la procédure disciplinaire ouverte par la notification des griefs, consulter l'entier dossier de la procédure et faire valoir ses observations en réponse, comme le prévoit l'article R. 824-11 du code de commerce cité au point 6. Par suite, le moyen tiré de ce que la procédure suivie au stade de l'enquête aurait méconnu le principe du respect des droits de la défense, ou les exigences du principe de l'égalité des armes, ne peut, sans qu'il y ait lieu, en l'absence de difficulté sérieuse, de saisir la Cour de justice de l'Union Européenne d'une question préjudicielle, qu'être écarté. Il en va de même, en tout état de cause, du moyen tiré de la méconnaissance du règlement n° 537/2014 du 16 avril 2014 relatif aux exigences spécifiques applicables au contrôle légal des comptes des entités d'intérêt public, lequel n'est pas applicable en l'espèce.
8. En deuxième lieu, aux termes de l'alinéa 1 de l'article L. 821-3-1 du code de commerce : " Le Haut conseil dispose d'un service chargé de procéder aux enquêtes préalables à l'ouverture des procédures prévues au chapitre IV du présent titre. Ce service est dirigé par un rapporteur général et composé d'enquêteurs habilités par ce dernier ". Aux termes de l'article L. 824-5 : " Le rapporteur général procède à une enquête. Il peut désigner des enquêteurs pour l'assister. Le rapporteur général et les enquêteurs peuvent à cet effet : / 1° Obtenir du commissaire aux comptes, sans que celui-ci puisse opposer le secret professionnel, tout document ou information, sous quelque forme que ce soit ; ils peuvent en exiger une copie ; / 2° Obtenir de toute personne tout document ou information utile à l'enquête ; ils peuvent en exiger une copie ; / 3° Convoquer et entendre toute personne susceptible de leur fournir des informations ; / 4° Accéder aux locaux à usage professionnel ; / 5° Demander à des commissaires aux comptes inscrits sur une liste établie par le Haut conseil après avis de la compagnie nationale des commissaires aux comptes, de procéder à des vérifications ou d'effectuer des actes d'enquête sous leur contrôle ; / 6° Faire appel à des experts. / Toute personne entendue pour les besoins de l'enquête peut se faire assister par un conseil de son choix ". Les premier et troisième alinéas de l'article L. 824-8, cités au point 6, prévoient qu'à l'issue de l'enquête, le rapporteur général établit un rapport d'enquête à destination du Haut conseil, celui-ci arrête les griefs hors la présence des membres de la formation restreinte et le rapporteur général établit un rapport final adressé à la formation restreinte avec les observations de la personne intéressée. Enfin, les septième et huitième alinéas de l'article L. 824-11 prévoient que : " Le rapporteur général ou la personne qu'il désigne pour le représenter assiste à l'audience. Il expose ses conclusions oralement. Il peut proposer une ou plusieurs des sanctions prévues aux articles L. 824-2 et L. 824-3 ".
9. Ces dispositions font du rapporteur général, qui est nommé par le président du Haut conseil et dirige un service spécifique du Haut conseil, l'organe en charge de l'instruction. A ce titre, il lui revient d'établir le rapport d'enquête transmis au Haut conseil et sur le fondement duquel ce dernier, statuant hors la présence des membres de la formation restreinte, arrête les griefs. Il lui revient également d'établir le rapport final, transmis à la formation restreinte avec les observations de la personne intéressée, laquelle peut consulter le dossier, présenter ses observations et se faire assister par un conseil à toutes les étapes de la procédure. Il peut assister à l'audience où il expose ses conclusions mais ne participe pas au délibéré. Dans ces conditions, l'organisation de la procédure de sanction devant le Haut conseil du commissariat aux comptes n'opère pas de confusion entre, d'une part, les fonctions de poursuite et d'instruction et, d'autre part, les pouvoirs de sanction. Dès lors, le moyen tiré de ce que la procédure suivie devant le rapporteur général aurait méconnu le principe d'impartialité garanti par l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne doit être écarté.
10. En troisième lieu, contrairement à ce que soutient M. F..., rien n'interdit à la personne faisant l'objet de poursuites disciplinaires et pénales de choisir, pour ne pas s'auto-incriminer, de rester silencieuse dans le cadre de la procédure disciplinaire comme dans celui de la procédure pénale. Au demeurant, s'il appartient en principe au juge disciplinaire de statuer sur une plainte dont il est saisi sans attendre l'issue d'une procédure pénale en cours concernant les mêmes faits, il peut, sans qu'il soit besoin pour le législateur de le préciser, décider de surseoir à statuer jusqu'à la décision du juge pénal lorsque cela paraît utile à la qualité de l'instruction ou à la bonne administration de la justice. Par suite, ces dispositions ne méconnaissent pas les dispositions des articles 6 paragraphes 1 et 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Sur le bien-fondé de la décision de sanction :
En ce qui concerne l'application des normes d'exercice professionnel :
11. Le principe de légalité des délits et des peines, qui s'étend à toute sanction ayant le caractère d'une punition, fait obstacle à ce que l'administration inflige une sanction si, à la date des faits litigieux, la règle en cause n'est pas suffisamment claire, de sorte qu'il n'apparaît pas de façon raisonnablement prévisible par les professionnels concernés que le comportement litigieux est susceptible d'être sanctionné.
12. Si M. F... soutient que l'application des normes d'exercice professionnel méconnaîtrait le principe de légalité des délits et des peines en ce qu'elles ne seraient pas suffisamment claires, il n'apporte au soutien de cette affirmation générale aucune précision permettant d'en apprécier le bien-fondé. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines doit être écarté.
En ce qui concerne le manquement lié à la méconnaissance de la norme d'exercice professionnel 240 :
13. Aux termes du paragraphe 6 de la norme d'exercice professionnel (NEP) 240 relative à la prise en considération de la possibilité de fraudes lors de l'audit des comptes, " Conformément au principe défini dans la norme "Principes applicables à l'audit des comptes mis en oeuvre dans le cadre de la certification des comptes", le commissaire aux comptes fait preuve d'esprit critique et tient compte, tout au long de son audit, du fait qu'une anomalie significative résultant d'une fraude puisse exister ". Aux termes du paragraphe 22 de la même norme d'exercice professionnel : " En complément des réponses à l'évaluation du risque d'anomalies significatives résultant de fraudes, au niveau des comptes pris dans leur ensemble et au niveau des assertions et afin de répondre au risque que la direction s'affranchisse de certains contrôles mis en place par l'entité, le commissaire aux comptes conçoit et met en oeuvre des procédures d'audit, qui consistent à : / vérifier le caractère approprié des écritures comptables et des écritures d'inventaire passées lors de la préparation des comptes ; / revoir si les estimations comptables ne sont pas biaisées. Pour cela, le commissaire aux comptes peut notamment revoir les jugements et les hypothèses de la direction reflétés dans les estimations comptables des années antérieures à la lumière des réalisations ultérieures ; / comprendre la justification économique d'opérations importantes qui lui semblent être en dehors des activités ordinaires de l'entité, ou qui lui apparaissent inhabituelles eu égard à sa connaissance de l'entité et de son environnement ".
14. Il résulte de ces dispositions que les commissaires aux comptes sont tenus à un devoir de vigilance, particulièrement lorsqu'une anomalie significative est identifiée dans des comptes, et qu'il leur appartient de mettre en oeuvre des procédures d'audit qui facilitent l'identification des fraudes. M. F... conteste sa mise en cause au titre des dispositions citées ci-dessus de la norme d'exercice professionnel (NEP) 240 au motif tiré de ce que celle-ci n'imposerait pas aux commissaires aux comptes d'identifier les fraudes, et qu'en toute hypothèse, la formation restreinte aurait dû prendre en compte l'importance des diligences mises en oeuvre par les commissaires aux comptes sur les principaux postes sur lesquels la fraude est intervenue. Toutefois, d'une part, la décision de sanction ne lui reproche pas de ne pas avoir identifié les fraudes, mais de ne pas avoir fait preuve de la vigilance qu'imposaient les dispositions précitées de la NEP 240. D'autre part, il résulte des constatations non contestées de la décision de sanction que les contrôles menés par M. F... ont été défaillants. Ainsi, il résulte de l'instruction qu'il n'a conduit que des investigations superficielles s'agissant de l'audit du chiffre d'affaires et des créances clients hors groupe dans les comptes consolidés d'Agripole et dans les comptes annuels d'un certain nombre de sociétés du groupe, se contentant de l'examen de dix factures par an, alors même que des anomalies avaient été mises en évidence. S'agissant de l'audit des avances financières sur stocks de viande porcine espagnole, il n'a examiné ni les contrats, ni les factures relatifs à ces avances. Par suite, et contrairement à ce que soutient le recours, c'est à bon droit que la formation restreinte a retenu un manquement aux dispositions de la NEP 240.
En ce qui concerne le manquement tenant à l'insuffisance des contrôles de substance à propos de l'audit du chiffre d'affaires et des créances clients hors groupe :
15. Aux termes des paragraphes 5 à 7 de la NEP 500 : " 5. Ces éléments apportent au commissaire aux comptes des éléments de preuves ou des présomptions quant au respect d'une ou plusieurs assertions. Ces éléments doivent être suffisants et appropriés pour lui permettre de fonder son opinion sur les comptes. / 6. Le caractère approprié est fonction de la qualité des éléments collectés, c'est-à-dire de leur fiabilité et de leur pertinence. Le caractère suffisant s'apprécie par rapport à la quantité d'éléments collectés. / La quantité d'éléments à collecter dépend du risque d'anomalies significatives mais aussi de la qualité des éléments collectés. Le degré de fiabilité des éléments collectés dépend de leur origine, de leur nature et des circonstances particulières dans lesquelles ils ont été recueillis (...) / 7. Dans le cadre de son appréciation de la fiabilité des éléments collectés, le commissaire aux comptes garde un esprit critique quant aux indices qui pourraient remettre en cause leur validité. En cas de doute, il mène plus avant ses investigations ".
16. La décision de sanction contestée a retenu une insuffisance des contrôles de substance pendant quatre exercices dans les sociétés Agripole, William Saurin, Paul Prédault, Montagne Noire, Tradition Traiteur et Germanaud en méconnaissance, notamment, des paragraphes 5 à 7 de la NEP 500. M. F... conteste les appréciations portées par la décision de sanction et relève que les sondages réalisés par les commissaires aux comptes ont été suffisants pour réduire le risque de non-détection d'anomalies significatives, et qu'il leur revenait de choisir la méthode d'audit qui leur paraissait appropriée. Toutefois, la certification des comptes suppose un contrôle diligent, reposant sur des éléments suffisants et fiables, le commissaire aux comptes devant, comme le prévoit le paragraphe 7 de la NEP 500 précité, conserver un " esprit critique " sur les éléments collectés. Or, il résulte de l'instruction, sans que les rapports produits par M. F... permettent de remettre en cause cette appréciation, que les contrôles opérés ne portaient que sur un nombre très réduit de factures, y compris dans les hypothèses où les créances clients représentaient une part importante du chiffre d'affaires, et que ces contrôles n'étaient pas davantage poussés lorsque des anomalies étaient identifiées. Par suite, c'est sans méconnaître les dispositions applicables que la formation restreinte a pu juger que les éléments collectés n'étaient ni suffisants, ni appropriés pour permettre aux commissaires aux comptes de fonder leur opinion sur les comptes.
En ce qui concerne les autres griefs :
17. En premier lieu, s'agissant du grief relatif à l'audit de la valorisation des marques dans les comptes consolidés du groupe Agripole, il est fait grief à M. F... de s'être contenté de reprendre les appréciations de Maître Ennochi, avocat au barreau de Paris, sans avoir documenté le contrôle qu'il devait opérer tant sur l'indépendance de ce dernier que sur sa compétence en matière d'évaluation des marques dans le secteur agro-alimentaire. Si M. F... conteste le grief ainsi retenu, il résulte des termes de la NEP 620 relative à l'intervention d'un expert que les commissaires aux comptes sont tenus de s'assurer que l'expert est indépendant de l'entité contrôlée et qu'il bénéficie d'une compétence professionnelle dans le domaine particulier concerné. Ces vérifications doivent apparaître dans le dossier d'audit, ce qui, sans que ce soit contesté par M. F..., n'était pas le cas en l'espèce. Dès lors, la formation restreinte pouvait retenir le manquement aux paragraphes 8 à 12 de la NEP 620.
18. En deuxième lieu, s'agissant du manquement tiré d'une opinion non étayée sur l'existence et l'évaluation des avances financières sur stocks de viande porcine espagnole, M. F..., qui était, comme M. M..., associé chez Mazars et a signé les rapports sur les comptes de l'ensemble des sociétés du groupe Agripole pour le compte de la société Mazars, ne peut se contenter d'invoquer le fait que ces contrats auraient été examinés par M. M....
19. En troisième lieu, s'agissant du manquement relatif à l'audit des titres de participation, M. F... se contente de le contester en avançant le fait que la société Mazars avait mené des travaux de vérification sur la base de données frauduleuses, sans répondre à l'argument retenu par la décision de sanction, tenant au fait que les opinions exprimées reposaient sur une documentation absente ou insuffisante.
20. En quatrième lieu, la décision attaquée reproche à M. F... d'avoir validé l'inscription dans les comptes des sociétés contrôlées d'une créance liée à un litige avec la société CFS France, alors que cette créance ne présentait pas un degré de certitude suffisant pour pouvoir être comptabilisée. Si M. F... se prévaut, pour contester ce grief, comme il l'avait fait devant la formation restreinte, d'un engagement de Mme L... qu'il considère pouvoir constituer un cautionnement, un tel acte ne pouvait, en tout état de cause, justifier de comptabiliser sans dépréciation ces créances, qui, tant que le litige n'était pas définitivement tranché, demeuraient incertaines dans leur principe et leur montant.
21. En cinquième lieu, si M. F... conteste le fait que lui ait été imputé un manquement tiré de l'émission d'opinions non étayées s'agissant des avances financières consenties par les sociétés du groupe Agripole, il n'apporte pas de justifications probantes permettant de démontrer que le dossier d'audit aurait été suffisamment documenté pour justifier la comptabilisation de ces avances.
22. En sixième lieu, tant le code de déontologie applicable au moment des faits que celui adopté par le décret du 21 mars 2020, interdisent aux commissaires aux comptes de donner des consultations juridiques qui ne relèvent pas de leur activité principale. Dès lors, c'est sans erreur de droit que la décision de sanction a pu retenir à l'encontre de M. F... le grief tiré de ce qu'il aurait fourni à Mme L... des conseils juridiques pour l'organisation de la transmission de son patrimoine.
23. En septième lieu, aux termes de l'article L. 822-10 du code de commerce : Les fonctions de commissaire aux comptes sont incompatibles : / 1° Avec toute activité ou tout acte de nature à porter atteinte à son indépendance (...) ". Il résulte de l'instruction, et n'est d'ailleurs pas contesté par M. F..., qu'il a laissé Mme L... participer à l'acquisition d'un véhicule pour sa fille, se plaçant ainsi dans une situation de nature à porter atteinte à son indépendance et à caractériser un conflit d'intérêts prohibé par le code de déontologie applicable aux commissaires aux comptes. Par suite, le moyen tiré de ce que la décision attaquée serait entachée d'erreur de droit en ce qu'elle a retenu un tel grief doit être écarté.
En ce qui concerne la proportionnalité de la sanction et le recours incident de la Présidente du Haut conseil du commissariat aux comptes :
24. Aux termes de l'article L. 822-8 du code de commerce dans sa version en vigueur avant le 17 juin 2016 : " Les sanctions disciplinaires sont : / 1° L'avertissement ; / 2° Le blâme ; / 3° L'interdiction temporaire pour une durée n'excédant pas cinq ans ; / 4° La radiation de la liste. / Il peut être aussi procédé au retrait de l'honorariat (...) " Aux termes de l'article L. 824-2 du code de commerce, issu de l'ordonnance du 16 mars 2016 et entré en vigueur le 17 juin 2016 : " I.- Les commissaires aux comptes sont passibles des sanctions suivantes : / 1° L'avertissement ; / 2° Le blâme ; / 3° L'interdiction d'exercer la fonction de commissaire aux comptes pour une durée n'excédant pas cinq ans ; / 4° La radiation de la liste ; / 5° Le retrait de l'honorariat. / II. - Les commissaires aux comptes peuvent également faire l'objet des sanctions suivantes : (...) 3° Le paiement, à titre de sanction pécuniaire, d'une somme ne pouvant excéder : / a) Pour une personne physique, la somme de 250 000 ? ; / b) Pour une personne morale, la plus élevée des sommes suivantes : / - un million d'euros ; / - lorsque la faute intervient dans le cadre d'une mission de certification, la moyenne annuelle des honoraires facturés au titre de l'exercice durant lequel la faute a été commise et des deux exercices précédant celui-ci, par le commissaire aux comptes, à la personne ou à l'entité dont il est chargé de certifier les comptes ou, à défaut, le montant des honoraires facturés par le commissaire aux comptes à cette personne ou entité au titre de l'exercice au cours duquel la faute a été commise (...) ". Aux termes de l'article L. 824-12 du code de commerce : " Les sanctions sont déterminées en tenant compte : / 1° De la gravité et de la durée de la faute ou du manquement reprochés ; / 2° De la qualité et du degré d'implication de la personne intéressée ; / 3° De la situation et de la capacité financière de la personne intéressée, au vu notamment de son patrimoine et, s'agissant d'une personne physique de ses revenus annuels, s'agissant d'une personne morale de son chiffre d'affaires total ; / 4° De l'importance soit des gains ou avantages obtenus, soit des pertes ou coûts évités par la personne intéressée, dans la mesure où ils peuvent être déterminés ; / 5° Du degré de coopération dont a fait preuve la personne intéressée dans le cadre de l'enquête ; / 6° Des manquements commis précédemment par la personne intéressée ; / 7° Lorsque la sanction est prononcée en raison de manquement aux dispositions des sections 3 à 6 du chapitre Ier du titre VI du livre V du code monétaire et financier, elle est en outre déterminée en tenant compte, le cas échéant, de l'importance du préjudice subi par les tiers "
25. Il résulte de l'instruction que M. F... était l'associé de la société Mazars en charge de l'audit des comptes de la société Agripole et d'un certain nombre de ses filiales depuis 1999 pour plusieurs d'entre elles et depuis 2007 pour le groupe Agripole. Les nombreux manquements qui lui ont été imputés traduisent à la fois une très grave négligence dans l'exercice de ses missions et une méconnaissance des obligations déontologiques s'imposant à tout commissaire aux comptes. Alors qu'il connaissait parfaitement le groupe constitué par la société Agripole et ses filiales et qu'il était un commissaire aux comptes expérimenté, il a laissé perdurer, faute de contrôle adéquat, des irrégularités graves. Au regard de la gravité des manquements ainsi caractérisés et du rôle central joué par M. F... dans l'ensemble des manquements constatés, la sanction de radiation de la liste des commissaires aux comptes assortie d'une sanction pécuniaire de 100 000 euros qui ont été prononcées à son encontre, qui sont suffisamment motivées, apparaissent comme n'étant pas disproportionnées. La Présidente du Haut conseil du commissariat aux comptes n'est pas fondée à demander qu'elle soit aggravée par un retrait de l'honorariat.
26. Il résulte de tout ce qui précède que la requête de M. F... doit être rejetée, y compris ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, et que le recours incident de la Présidente du Haut conseil du commissariat aux comptes doit également être rejeté.
27. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de M. F... la somme de 3 000 euros à verser au Haut conseil du commissariat aux comptes au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête de M. F... est rejetée.
Article 2 : Le recours incident de la Présidente du Haut conseil du commissariat aux comptes est rejeté.
Article 3: M. F... versera au Haut conseil du commissariat aux comptes une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. E... F... et au Haut conseil du commissariat aux comptes.
Copie en sera adressée au Garde des sceaux, ministre de la justice, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, à la société PricewaterhouseCoopers Audit, à la société PricewaterhouseCoopers Entreprises, à M. I..., à la société Mazars, à M. M..., à M. C..., à la société D... C... et associés et à M. B....
Délibéré à l'issue de la séance du 22 novembre 2023 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; Mme Fabienne Lambolez, M. Olivier Yeznikian, M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, conseillers d'Etat ; Mme Catherine Moreau, conseillère d'Etat en service extraordinaire et Mme Rozen Noguellou, conseillère d'Etat-rapporteure.
Rendu le 18 décembre 2023.
Le président :
Signé : M. Pierre Collin
La rapporteure :
Signé : Mme Rozen Noguellou
La secrétaire :
Signé : Mme Marie-Adeline Allain