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Ariane Web: Conseil d'État 488860, lecture du 18 octobre 2023, ECLI:FR:CEORD:2023:488860.20231018

Décision n° 488860
18 octobre 2023
Conseil d'État

N° 488860
ECLI:FR:CEORD:2023:488860.20231018
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
M. Alexandre Lallet, président
M. A Lallet, rapporteur


Lecture du mercredi 18 octobre 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :
Par une requête et trois nouveaux mémoires, enregistrés les 13, 16 et 17 octobre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Comité Action Palestine demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l'exécution de l'instruction du ministre de l'intérieur et des outre-mer du 12 octobre 2023 portant interdiction de toute manifestation en soutien au peuple palestinien ;

2°) de mettre à la charge de l'autorité administrative la somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Elle soutient que :
- le juge des référés du Conseil d'Etat est compétent en premier et dernier ressort pour connaître de sa requête, en application de l'article R. 311-1 du code de justice administrative ;
- elle justifie d'un intérêt lui donnant qualité pour contester cette instruction ministérielle ;
- l'urgence est caractérisée eu égard à la gravité de l'atteinte portée aux libertés fondamentales, notamment à la liberté de manifester ;
- cette instruction porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester et à la liberté d'expression des courants de pensée et d'opinion, qui font l'objet d'une protection constitutionnelle, conventionnelle et législative ;
- le ministre de l'intérieur et des outre-mer ne peut, sans méconnaître l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, les articles 19 et 20 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, l'article 21 du pacte international relatif aux droits civils et politiques, l'article 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et le code de la sécurité intérieure, interdire de façon générale et absolue des manifestations de soutien au peuple palestinien, alors surtout que les risques de troubles à l'ordre public ne sont pas avérés, notamment au vu du déroulement de récentes manifestations ayant le même objet, que la crise humanitaire que vivent les habitants de la bande de Gaza appelle plus que jamais une telle expression et que ces manifestations auront lieu même si elles sont interdites.

Vu le mémoire en défense et le nouveau mémoire, enregistrés les 16 et 17 octobre 2023, par lequel le ministre de l'intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête. Il soutient que l'interdiction contestée ne porte pas une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de réunion ou de manifestation et que la condition d'urgence n'est pas remplie.



Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, l'association Comité Action Palestine, et d'autre part, le ministre de l'intérieur et des outre-mer ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 17 octobre 2023, à 11 heures :

- les représentants de l'association Comité Action Palestine ;

- les représentants du ministre de l'intérieur et des outre-mer ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a différé la clôture de l'instruction à 15 heures puis à 18 heures le même jour.
Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le pacte international relatif aux droits civils et politiques ;
- le règlement d'exécution 2023/1505 du Conseil du 20 juillet 2023 mettant en oeuvre l'article 2, paragraphe 3, du règlement (CE) no 2580/2001 concernant l'adoption de mesures restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et entités dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, et abrogeant le règlement d'exécution (UE) 2023/420 ;
- le code pénal ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;
- le décret n° 2023-664 du 26 juillet 2023 ;
- le code de justice administrative ;



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".

2. L'article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure soumet à l'obligation de déclaration préalable " tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d'une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique ". Il résulte des articles L. 211-4 et R. 211-1 de ce code qu'il appartient au représentant de l'Etat dans le département, au préfet de police des Bouches-du-Rhône ou au préfet de police d'interdire par arrêté toute " manifestation projetée de nature à troubler l'ordre public ".

3. Le respect de la liberté de manifestation et de la liberté d'expression, qui ont le caractère de libertés fondamentales au sens des dispositions de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, doit être concilié avec l'exigence constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public. Il appartient à l'autorité investie du pouvoir de police, lorsqu'elle est saisie de la déclaration préalable prévue à l'article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure ou en présence d'informations relatives à un ou des appels à manifester, d'apprécier le risque de troubles à l'ordre public et, sous le contrôle du juge administratif, de prendre les mesures de nature à prévenir de tels troubles, au nombre desquelles figure, le cas échéant, l'interdiction de la manifestation, si une telle mesure présente un caractère adapté, nécessaire et proportionné aux circonstances, en tenant compte des moyens humains, matériels et juridiques dont elle dispose. Une mesure d'interdiction, qui ne peut être prise qu'en dernier recours, peut être motivée par le risque de troubles matériels à l'ordre public, en particulier de violences contre les personnes et de dégradations des biens, et par la nécessité de prévenir la commission suffisamment certaine et imminente d'infractions pénales susceptibles de mettre en cause la sauvegarde de l'ordre public même en l'absence de troubles matériels.

4. Par un télégramme du 12 octobre 2023 relatif aux " conséquences des attaques terroristes subies par Israël depuis le 7 octobre 2023 ", le ministre de l'intérieur et des outre-mer a entendu " rappeler " aux préfets, au titre des " consignes strictes " qu'il leur revient d'appliquer " pour les jours à venir ", que " les manifestations pro-palestiniennes, parce qu'elles sont susceptibles de générer des troubles à l'ordre public, doivent être interdites ". L'association Comité Action Palestine demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de ce télégramme dans cette mesure.

5. Il ressort des déclarations à l'audience des représentants de l'Etat et des éléments produits postérieurement à celle-ci, en particulier des déclarations publiques du ministre de l'intérieur et des outre-mer explicitant la portée du télégramme litigieux, que ce dernier a entendu, en écho à de récentes manifestations interdites sur le territoire national, rappeler aux préfets qu'il leur appartenait, dans l'exercice de leurs compétences, d'interdire les manifestations de soutien à la cause palestinienne justifiant publiquement ou valorisant, de façon directe ou indirecte, la commission d'actes terroristes, comme ceux qui ont été perpétrés le 7 octobre 2023 par des membres de l'organisation Hamas.

6. D'une part, les hostilités dont le Proche-Orient est actuellement le théâtre, à la suite des attaques commises par des membres du Hamas sur le territoire israélien le 7 octobre 2023, sont à l'origine d'un regain de tensions sur le territoire français, qui s'est notamment traduit par une recrudescence des actes à caractère antisémite. Dans ce contexte, les manifestations sur la voie publique ayant pour objet, directement ou indirectement, de soutenir le Hamas, organisation inscrite sur la liste de celles qui font l'objet de mesures restrictives spécifiques dans le cadre de la lutte contre le terrorisme par le règlement d'exécution du Conseil du 20 juillet 2023 visé ci-dessus, de justifier ou de valoriser les exactions telles que celles du 7 octobre 2023, comme ce fut le cas de récentes manifestations mentionnées par le ministre de l'intérieur et des outre-mer en défense, dont l'une a d'ailleurs été organisée par l'association requérante, sont de nature à entraîner des troubles à l'ordre public, résultant notamment d'agissements relevant du délit d'apologie publique du terrorisme ou de la provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence contre un groupe de personnes à raison de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion.

7. D'autre part, si le ministre de l'intérieur et des outre-mer, qui prépare et met en oeuvre la politique du Gouvernement en matière de sécurité intérieure en vertu de l'article 1er du décret du 26 juillet 2023 définissant ses attributions, peut compétemment adresser aux représentants de l'Etat dans les départements des instructions portant sur l'exercice de leurs pouvoirs de police administrative en vue de préserver la sécurité publique, il appartient en tout état de cause à l'autorité préfectorale, compétente en la matière en vertu des dispositions mentionnées au point 2, d'apprécier, à la date à laquelle elle se prononce, la réalité et l'ampleur des risques de troubles à l'ordre public susceptibles de résulter de chaque manifestation déclarée ou prévue, en fonction de son objet, déclaré ou réel, de ses caractéristiques propres et des moyens dont elle dispose pour sécuriser l'évènement. A ce titre, il revient au préfet compétent, sous le contrôle du juge administratif, de déterminer, au vu non seulement du contexte national décrit au point 6, mais aussi des circonstances locales, s'il y a lieu d'interdire une manifestation présentant un lien direct avec le conflit israélo-palestinien, quelle que soit du reste la partie au conflit qu'elle entend soutenir, sans pouvoir légalement motiver une interdiction par la seule référence à l'instruction reçue du ministre ni la prononcer du seul fait qu'elle vise à soutenir la population palestinienne.

8. Il résulte de tout ce qui précède qu'en dépit de sa regrettable approximation rédactionnelle, le télégramme contesté, éclairé par les déclarations mentionnées au point 5, ne porte pas, à la date de la présente ordonnance, une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifestation et à la liberté d'expression. Par suite, et sans qu'il soit besoin d'examiner si la condition d'urgence posée à l'article L. 521-2 du code de justice administrative est remplie, la requête présentée par l'association Comité Action Palestine doit être rejetée, y compris les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 de ce code.



O R D O N N E :
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Article 1er : La requête de l'association Comité Action Palestine est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à l'association Comité Action Palestine et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Fait à Paris, le 18 octobre 2023
Signé : Alexandre Lallet