Conseil d'État
N° 465591
ECLI:FR:CECHR:2023:465591.20231011
Mentionné aux tables du recueil Lebon
5ème - 6ème chambres réunies
M. Rémy Schwartz, président
Mme Sara-Lou Gerber, rapporteur
M. Maxime Boutron, rapporteur public
SCP PIWNICA & MOLINIE, avocats
Lecture du mercredi 11 octobre 2023
Vu la procédure suivante :
La société SNCF Réseau a demandé au tribunal administratif de Lille de condamner l'Etat à lui verser la somme de 75 326,59 euros en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait d'attroupements survenus les 23 et 30 juin 2015 sur la ligne à grande vitesse Frétin-Frethun, à proximité du tunnel sous la Manche. Par un jugement n° 1800628 du 20 novembre 2020, le tribunal administratif a rejeté sa demande.
Par un arrêt n° 21DA00107 du 3 mai 2022, la cour administrative d'appel de Douai, sur appel de la société SNCF Réseau, a annulé le jugement et condamné l'Etat à verser à la société SNCF Réseau la somme de 75 326,59 euros.
Par un pourvoi, enregistré le 6 juillet 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'intérieur demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel de la société SNCF Réseau.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code pénal ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Sara-Lou Gerber, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Maxime Boutron, rapporteur public.
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la SNCF Réseau.
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure : " L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens ".
2. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que la société SNCF Réseau a demandé à l'Etat, sur le fondement des dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, la réparation des dommages qu'elle a subis du fait des dégradations de portions de la ligne à grande vitesse dans le secteur de Calais-Frethun les 23 et 30 juin 2015, provoquées par des barricades de pneus et de palettes enflammés édifiées par des salariés de la société SeaFrance qui protestaient contre une décision de la société Eurotunnel au sujet de l'exploitation des navires opérant la liaison transmanche entre Calais et Douvres.
3. Pour estimer que les condition d'engagement de la responsabilité de l'Etat en application des dispositions citées ci-dessus de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure étaient réunies, la cour administrative d'appel, qui avait souverainement relevé le caractère prémédité des dégradations litigieuses, s'est fondée sur la circonstance que celles-ci avaient été commises dans le cadre d'un mouvement social. Elle en a déduit qu'elles ne pouvaient, dès lors, être regardées comme ayant été commises par un groupe qui se serait constitué et organisé à seule fin de commettre des délits.
4. Toutefois, il résulte des énonciations mêmes de l'arrêt attaqué, non contestées sur ce point, que les actes délictuels mentionnés au point 2, bien qu'ils aient été commis dans le contexte d'un conflit social, ont été le fait d'une partie seulement des salariés, qui, après avoir quitté le port de Calais où étaient rassemblés l'ensemble des participants au mouvement social, ont emprunté des véhicules pour se rendre dans l'enceinte d'installations ferroviaires dépendant de SNCF Réseau dans le but d'y commettre, de façon volontaire et préméditée, des dégradations provoquant la détérioration de voies et d'autres équipements annexes. Par suite, en jugeant que les actes délictuels litigieux résultaient d'un attroupement au sens de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, la cour a inexactement qualifié les faits dès lors que ces actes, commis indépendamment d'une manifestation, étaient imputables à un groupe de salariés structuré à la seule fin de les commettre.
5. Il résulte de ce qui précède que le ministre de l'intérieur est fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque.
6. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.
7. Il résulte de ce qui a été dit au point 4 que les dégradations des voies et des installations intervenues les 23 et 30 juin 2015 sur la ligne à grande vitesse dans le secteur de Calais-Frethun ont été le résultat d'une action préméditée, organisée par un groupe structuré, qui s'est détaché du mouvement social en cause à seule fin de les commettre. Par suite, les dommages dont la société SNCF Réseau demande réparation à l'Etat doivent être regardées comme ne résultant pas d'un délit commis par un attroupement ou un rassemblement au sens de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure.
8. Par suite, la société SNCF Réseau n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement du 20 novembre 2020, le tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande.
9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, la somme que demande à ce titre la société SNCF Réseau.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : L'arrêt du 3 mai 2022 de la cour administrative d'appel de Douai est annulé.
Article 2 : La requête de la société SNCF Réseau est rejetée.
Article 3 : Les conclusions présentées par la société SNCF Réseau sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée au ministre de l'intérieur et des outre-mer et à la société SNCF Réseau.
Délibéré à l'issue de la séance du 27 septembre 2023 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; Mme Sophie-Caroline de Margerie, Mme Suzanne von Coester, Mme Fabienne Lambolez, conseillères d'Etat, M. Olivier Yeznikian, conseiller d'Etat et Mme Sara-Lou Gerber, maître des requêtes-rapporteure.
Rendu le 11 octobre 2023.
Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
La rapporteure :
Signé : Mme Sara-Lou Gerber
La secrétaire :
Signé : Mme Anne-Lise Calvaire
N° 465591
ECLI:FR:CECHR:2023:465591.20231011
Mentionné aux tables du recueil Lebon
5ème - 6ème chambres réunies
M. Rémy Schwartz, président
Mme Sara-Lou Gerber, rapporteur
M. Maxime Boutron, rapporteur public
SCP PIWNICA & MOLINIE, avocats
Lecture du mercredi 11 octobre 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
La société SNCF Réseau a demandé au tribunal administratif de Lille de condamner l'Etat à lui verser la somme de 75 326,59 euros en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait d'attroupements survenus les 23 et 30 juin 2015 sur la ligne à grande vitesse Frétin-Frethun, à proximité du tunnel sous la Manche. Par un jugement n° 1800628 du 20 novembre 2020, le tribunal administratif a rejeté sa demande.
Par un arrêt n° 21DA00107 du 3 mai 2022, la cour administrative d'appel de Douai, sur appel de la société SNCF Réseau, a annulé le jugement et condamné l'Etat à verser à la société SNCF Réseau la somme de 75 326,59 euros.
Par un pourvoi, enregistré le 6 juillet 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'intérieur demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel de la société SNCF Réseau.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code pénal ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Sara-Lou Gerber, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Maxime Boutron, rapporteur public.
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la SNCF Réseau.
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure : " L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens ".
2. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que la société SNCF Réseau a demandé à l'Etat, sur le fondement des dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, la réparation des dommages qu'elle a subis du fait des dégradations de portions de la ligne à grande vitesse dans le secteur de Calais-Frethun les 23 et 30 juin 2015, provoquées par des barricades de pneus et de palettes enflammés édifiées par des salariés de la société SeaFrance qui protestaient contre une décision de la société Eurotunnel au sujet de l'exploitation des navires opérant la liaison transmanche entre Calais et Douvres.
3. Pour estimer que les condition d'engagement de la responsabilité de l'Etat en application des dispositions citées ci-dessus de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure étaient réunies, la cour administrative d'appel, qui avait souverainement relevé le caractère prémédité des dégradations litigieuses, s'est fondée sur la circonstance que celles-ci avaient été commises dans le cadre d'un mouvement social. Elle en a déduit qu'elles ne pouvaient, dès lors, être regardées comme ayant été commises par un groupe qui se serait constitué et organisé à seule fin de commettre des délits.
4. Toutefois, il résulte des énonciations mêmes de l'arrêt attaqué, non contestées sur ce point, que les actes délictuels mentionnés au point 2, bien qu'ils aient été commis dans le contexte d'un conflit social, ont été le fait d'une partie seulement des salariés, qui, après avoir quitté le port de Calais où étaient rassemblés l'ensemble des participants au mouvement social, ont emprunté des véhicules pour se rendre dans l'enceinte d'installations ferroviaires dépendant de SNCF Réseau dans le but d'y commettre, de façon volontaire et préméditée, des dégradations provoquant la détérioration de voies et d'autres équipements annexes. Par suite, en jugeant que les actes délictuels litigieux résultaient d'un attroupement au sens de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, la cour a inexactement qualifié les faits dès lors que ces actes, commis indépendamment d'une manifestation, étaient imputables à un groupe de salariés structuré à la seule fin de les commettre.
5. Il résulte de ce qui précède que le ministre de l'intérieur est fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque.
6. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.
7. Il résulte de ce qui a été dit au point 4 que les dégradations des voies et des installations intervenues les 23 et 30 juin 2015 sur la ligne à grande vitesse dans le secteur de Calais-Frethun ont été le résultat d'une action préméditée, organisée par un groupe structuré, qui s'est détaché du mouvement social en cause à seule fin de les commettre. Par suite, les dommages dont la société SNCF Réseau demande réparation à l'Etat doivent être regardées comme ne résultant pas d'un délit commis par un attroupement ou un rassemblement au sens de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure.
8. Par suite, la société SNCF Réseau n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement du 20 novembre 2020, le tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande.
9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, la somme que demande à ce titre la société SNCF Réseau.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : L'arrêt du 3 mai 2022 de la cour administrative d'appel de Douai est annulé.
Article 2 : La requête de la société SNCF Réseau est rejetée.
Article 3 : Les conclusions présentées par la société SNCF Réseau sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée au ministre de l'intérieur et des outre-mer et à la société SNCF Réseau.
Délibéré à l'issue de la séance du 27 septembre 2023 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; Mme Sophie-Caroline de Margerie, Mme Suzanne von Coester, Mme Fabienne Lambolez, conseillères d'Etat, M. Olivier Yeznikian, conseiller d'Etat et Mme Sara-Lou Gerber, maître des requêtes-rapporteure.
Rendu le 11 octobre 2023.
Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
La rapporteure :
Signé : Mme Sara-Lou Gerber
La secrétaire :
Signé : Mme Anne-Lise Calvaire