Conseil d'État
N° 464414
ECLI:FR:CEORD:2022:464414.20220607
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés, formation collégiale
Mme Anne Egerszegi, rapporteur
SCP LYON-CAEN, THIRIEZ, avocats
Lecture du mardi 7 juin 2022
Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 27 mai et 3 juin 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, les partis politiques La France insoumise, Europe Ecologie les Verts, Génération.s, Génération Ecologie, Les nouveaux Démocrates, le Parti communiste français, le Parti socialiste et la coalition la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES) demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :
1°) de suspendre l'exécution de la circulaire du 13 mai 2022 du ministre de l'intérieur portant attribution des nuances aux candidats aux élections législatives 2022 ;
2°) d'enjoindre au ministre de l'intérieur d'inscrire la nuance " Nouvelle Union populaire écologiste et sociale " dans la circulaire attaquée ;
3°) d'enjoindre, à titre subsidiaire, au ministre de l'intérieur de réexaminer, dans le délai de cinq jours suivant la notification de l'ordonnance, la liste des nuances retenues au regard de l'actualité électorale et de l'existence du courant d'expression politique que traduit l'existence de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que la circulaire contestée préjudicie de manière grave et immédiate aux intérêts qu'ils défendent en ce que, notamment, l'absence de la nuance " NUPES " conduit à minorer le résultat de chaque composante politique de la coalition dès lorsqu'elles ont réduit leur audience politique au profit de celle-ci, ne permet pas de tenir compte de l'expression politique qui résulte de l'accord de programme conclu entre les formations concernées et a pour effet de confondre les résultats de certaines composantes de l'accord avec ceux d'autres partis politiques n'appartenant pas à la coalition ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité de la circulaire contestée ;
- elle est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation dès lors que l'absence de la nuance " NUPES " altère la lisibilité des résultats du scrutin en ne prenant pas en compte un courant politique majeur, en minorant le résultat de chaque composante politique de l'accord et en confondant dans la nuance " ECO " des formations politiques non représentées dans la coalition ;
- elle porte atteinte à la sincérité du scrutin ;
- elle est entachée d'erreur de droit en se fondant, pour établir la liste des nuances, sur l'arrêté du 10 mai 2022 pris en application de l'article 9 de la loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence de la vie politique ;
- elle méconnaît le principe d'égalité dès lors qu'elle attribue une nuance politique au groupement représentant la majorité présidentielle mais refuse le même traitement à la coalition " NUPES ".
Par un mémoire en défense, enregistré le 1er juin 2022, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite et que les moyens soulevés ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code électoral ;
- la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 ;
- le décret n° 2014-1479 du 9 décembre 2014 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, La France insoumise et autres et, d'autre part, le ministre de l'intérieur ;
Ont été entendus lors de l'audience publique du 3 juin 2022, à 10 heures :
- Me Thiriez, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de La France insoumise et autres ;
- les représentants de La France insoumise et autres ;
- les représentants du ministre de l'intérieur ;
à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction.
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".
Le cadre juridique :
2. Aux termes de l'article 1er du décret du 9 décembre 2014 relatif à la mise en oeuvre de deux traitements automatisés de données à caractère personnel dénommés " Application élection " et " Répertoire national des élus " : " Dans les services du ministère de l'intérieur (secrétariat général) et ceux des représentants de l'Etat dans les départements de métropole et d'outre-mer, dans les collectivités d'outre-mer et en Nouvelle-Calédonie, sont mis en oeuvre deux traitements automatisés de données à caractère personnel concernant les candidats aux élections au suffrage universel et les mandats électoraux et fonctions électives que ces élections ont vocation à pourvoir. / Le premier traitement, appelé " Application élection ", comprend les données relatives aux candidatures enregistrées ainsi que les résultats obtenus par les candidats. / Le second traitement, appelé " Répertoire national des élus ", comprend les données relatives aux candidats proclamés élus ". En vertu de l'article 2 de ce décret, l'Application élection et le Répertoire national des élus enregistrent les données relatives, respectivement, aux candidats aux scrutins organisés pour l'élection, notamment, des conseillers municipaux et aux titulaires d'un mandat de maire ou d'adjoint au maire, de maire ou d'adjoint au maire d'arrondissement. Aux termes de l'article 3 de ce décret : " Conformément aux dispositions du IV de l'article 8 de la loi du 6 janvier 1978 susvisée, pour mettre en oeuvre les traitements automatisés mentionnés à l'article 1er, le ministre de l'intérieur et les représentants de l'Etat mentionnés au même article 1er peuvent collecter, conserver et traiter sur supports informatiques ou électroniques des données faisant apparaître les appartenances politiques : / 1° Des candidats à l'un des scrutins mentionnés au I de l'article 2 et des listes ou binômes de candidats sur lesquels ils ont figuré ; / 2° Des personnes détentrices de l'un des mandats ou de l'une des fonctions énumérés au II de l'article 2 ". Aux termes de l'article 4 de ce décret : " Les traitements automatisés mentionnés à l'article 1er ont pour finalités : / 1° Le suivi des candidatures enregistrées et des mandats et fonctions exercés par les élus en vue de l'information du Parlement, du Gouvernement, des représentants de l'Etat mentionnés à l'article 1er et des citoyens ; / 2° La centralisation des résultats de chaque tour de scrutin, leur conservation et leur diffusion sous forme électronique ; / (...)10° Le suivi des titulaires successifs des mandats électoraux et des fonctions exécutives locales en vue de l'information des pouvoirs publics et des citoyens ". Aux termes de l'article 5 de ce décret : " I. - Les données à caractère personnel et informations enregistrées portant sur les personnes mentionnées à l'article 2 sont les suivantes : / (...) /6° Nuance politique attribuée au candidat par l'administration ; / 7° Nuance politique attribuée à la liste ou au binôme de candidats par l'administration ; / (...)". Aux termes de l'article 8 de ce décret : " Il peut être donné communication à toute personne, sur simple demande, des données et informations mentionnées à l'article 5, à l'exception de celles qui sont prévues au 2° du I du même article. / La communication de ces données et informations s'exerce dans les conditions prévues à l'article 4 de la loi du 17 juillet 1978 susvisée ". Et aux termes de l'article 9 du décret : " Les droits d'accès et de rectification prévus par les articles 39 et 40 de la loi du 6 janvier 1978 susvisée s'exercent auprès de l'autorité administrative qui a enregistré la candidature./ Au moment du dépôt de candidature, chaque candidat, ou candidat tête de liste, est informé : / 1° De la grille des nuances politiques retenue pour l'enregistrement des résultats de l'élection ; / 2° Du fait qu'il peut avoir accès au classement qui lui est affecté et en demander la rectification, conformément à l'article 39 de la loi du 6 janvier 1978 susvisée. / Aucune demande de rectification ne peut être prise en considération pour la diffusion des résultats lorsqu'elle est présentée dans les trois jours précédant le tour de scrutin concerné ".
3. Il résulte des dispositions précitées qu'elles habilitent, pour assurer la mise en oeuvre de deux traitements automatisés de données à caractère personnel dénommés " Application élection " et " Répertoire national des élus ", le ministre de l'intérieur à établir une " grille des nuances politiques " destinée à permettre l'agrégation des résultats des élections en vue de l'information des pouvoirs publics et des citoyens. Ainsi que l'a relevé la Commission nationale de l'informatique et des libertés, dans la délibération n° 2013-406 du 19 décembre 2013 rendue à propos des traitements automatisés précités, la nuance politique, qui est attribuée par l'administration, vise à placer tout candidat ou élu ainsi que toute liste sur une grille politique représentant les courants politiques et se distingue ainsi des étiquettes et des groupements politiques. Elle permet aux pouvoirs publics et aux citoyens de disposer de résultats électoraux sincères faisant apparaître les tendances politiques locales et nationales et de suivre ces tendances dans le temps.
Le litige :
4. Par une circulaire du 13 mai 2022 relative à l'attribution des nuances aux candidats aux élections législatives de 2022, le ministre de l'intérieur a demandé aux préfets et hauts-commissaires d'attribuer une nuance politique, lors de l'enregistrement des candidatures, à chaque candidat, sur la base d'une grille de 18 nuances qui figure en annexe 1 et qui précise, pour chaque nuance, le nom des partis ou formations politiques qui soutiennent ou investissent le candidat ou la sensibilité politique de celui-ci. Ainsi, en particulier, le Parti communiste français, la France insoumise, le Parti socialiste et Ensemble ! (Majorité présidentielle) figurent dans la grille des nuances sous une nuance éponyme tandis que la nuance " ECO " rassemble l'ensemble des partis et formations relevant du courant politique écologiste, quel que soit leur classement sur l'échiquier politique français.
5. Les partis politiques La France insoumise, Europe Ecologie les Verts, Génération.s, Génération Ecologie, Les nouveaux Démocrates, le Parti communiste français, le Parti socialiste et la coalition la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (" NUPES ") demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de la circulaire du 13 mai 2022 en tant qu'elle ne prévoit pas la nuance " NUPES " dans la grille de nuances figurant à l'annexe 1.
6. Il résulte de l'instruction que pour les élections législatives des 12 et 19 juin 2022, la coalition " NUPES " rassemble les principaux partis et formations politiques d'opposition situés à gauche de l'échiquier politique français, autour d'un programme partagé de gouvernement et des candidatures uniques dans l'ensemble des circonscriptions électorales. Ce rassemblement constitue un courant politique qui participe à la structuration du débat électoral en vue des élections législatives de 2022. Dans ces conditions, l'absence de comptabilisation, sous une nuance unique, des suffrages qui se porteront sur les candidats soutenus par la coalition " NUPES ", alors que les suffrages portés sur les candidats des partis et formations composant la majorité présidentielle seront comptabilisés sous la seule nuance " Ensemble ! " et que ceux portés sur les candidats investis par les partis et formations écologistes appartenant à la coalition " NUPES " seront comptabilisés sous la nuance " ECO " avec d'autres mouvements écologistes qui n'ont pas rejoint cette coalition, est susceptible de porter atteinte à la sincérité de la présentation des résultats électoraux à l'issue des deux tours de scrutin. Si le ministre de l'intérieur fait valoir que la coalition " NUPES " n'a été constituée que récemment et qu'à la différence des partis et formations composant la majorité présidentielle, les partis et formations politiques de la coalition " NUPES " ont conservé leur autonomie pour l'investiture des candidats dans les circonscriptions électorales qu'elles se sont réparties, pour la campagne audiovisuelle et pour l'accès au financement public, le maintien de nuances propres à chaque formation membre de la coalition " NUPES ", sauf pour Europe-Ecologie-Les Verts, Les Nouveaux Démocrates et Génération Ecologie regroupés sous la nuance " ECO " ne permettrait pas, du fait de la répartition des circonscriptions opérée dans le cadre de l'accord politique qu'elles ont conclu, de refléter de manière sincère leurs évolutions en termes d'audience électorale propre. Par ailleurs, la circulaire contestée regroupant elle-même, sous des nuances communes, des formations politiques totalement indépendantes les unes des autres, le critère de l'autonomie n'apparaît dès lors pas déterminant dans la définition des nuances.
7. Par suite, eu égard à l'objet du nuançage, le moyen tiré de ce qu'en ne créant pas la nuance " NUPES ", la circulaire contestée serait entachée d'une erreur manifeste d'appréciation est, en l'état de l'instruction, de nature à créer un doute sérieux sur sa légalité.
8. Dès lors, la condition d'urgence étant remplie eu égard aux effets de la mesure contestée et aux circonstances de l'espèce, il y a lieu, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de la requête, de suspendre, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, l'exécution de la circulaire du 13 mai 2022 en tant que la nuance " NUPES " ne figure pas dans la grille de nuances figurant à l'annexe 1.
9. Il y a lieu d'enjoindre au ministre de l'intérieur, à titre provisoire, dans l'attente de l'intervention du jugement au fond, de modifier la grille de nuances figurant à l'annexe 1 de la circulaire contestée afin d'y inscrire la nuance " NUPES ", avant le 10 juin 2022.
10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser solidairement à l'ensemble des requérants, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
O R D O N N E :
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Article 1er : L'exécution de la circulaire du 13 mai 2022 relative à l'attribution des nuances aux candidats aux élections législatives de 2022 est suspendue en tant que la nuance " NUPES " ne figure pas dans la grille de nuances figurant à l'annexe 1.
Article 2 : Il est enjoint au ministre de l'intérieur de modifier la grille de nuances figurant à l'annexe 1 de la circulaire du 13 mai 2022 afin d'y inscrire la nuance " NUPES ", avant le 10 juin 2022.
Article 3 : L'Etat versera solidairement à la France insoumise et autres la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à La France insoumise, premier des requérants dénommés, et au ministre de l'intérieur.
Délibéré à l'issue de la séance du 3 juin 2022 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Pierre Collin et Mme Anne Egerszegi, conseillers d'Etat, juges des référés.
Fait à Paris, le 7 juin 2022
Signé : Rémy Schwartz
N° 464414
ECLI:FR:CEORD:2022:464414.20220607
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés, formation collégiale
Mme Anne Egerszegi, rapporteur
SCP LYON-CAEN, THIRIEZ, avocats
Lecture du mardi 7 juin 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 27 mai et 3 juin 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, les partis politiques La France insoumise, Europe Ecologie les Verts, Génération.s, Génération Ecologie, Les nouveaux Démocrates, le Parti communiste français, le Parti socialiste et la coalition la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES) demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :
1°) de suspendre l'exécution de la circulaire du 13 mai 2022 du ministre de l'intérieur portant attribution des nuances aux candidats aux élections législatives 2022 ;
2°) d'enjoindre au ministre de l'intérieur d'inscrire la nuance " Nouvelle Union populaire écologiste et sociale " dans la circulaire attaquée ;
3°) d'enjoindre, à titre subsidiaire, au ministre de l'intérieur de réexaminer, dans le délai de cinq jours suivant la notification de l'ordonnance, la liste des nuances retenues au regard de l'actualité électorale et de l'existence du courant d'expression politique que traduit l'existence de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que la circulaire contestée préjudicie de manière grave et immédiate aux intérêts qu'ils défendent en ce que, notamment, l'absence de la nuance " NUPES " conduit à minorer le résultat de chaque composante politique de la coalition dès lorsqu'elles ont réduit leur audience politique au profit de celle-ci, ne permet pas de tenir compte de l'expression politique qui résulte de l'accord de programme conclu entre les formations concernées et a pour effet de confondre les résultats de certaines composantes de l'accord avec ceux d'autres partis politiques n'appartenant pas à la coalition ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité de la circulaire contestée ;
- elle est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation dès lors que l'absence de la nuance " NUPES " altère la lisibilité des résultats du scrutin en ne prenant pas en compte un courant politique majeur, en minorant le résultat de chaque composante politique de l'accord et en confondant dans la nuance " ECO " des formations politiques non représentées dans la coalition ;
- elle porte atteinte à la sincérité du scrutin ;
- elle est entachée d'erreur de droit en se fondant, pour établir la liste des nuances, sur l'arrêté du 10 mai 2022 pris en application de l'article 9 de la loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence de la vie politique ;
- elle méconnaît le principe d'égalité dès lors qu'elle attribue une nuance politique au groupement représentant la majorité présidentielle mais refuse le même traitement à la coalition " NUPES ".
Par un mémoire en défense, enregistré le 1er juin 2022, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite et que les moyens soulevés ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code électoral ;
- la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 ;
- le décret n° 2014-1479 du 9 décembre 2014 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, La France insoumise et autres et, d'autre part, le ministre de l'intérieur ;
Ont été entendus lors de l'audience publique du 3 juin 2022, à 10 heures :
- Me Thiriez, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de La France insoumise et autres ;
- les représentants de La France insoumise et autres ;
- les représentants du ministre de l'intérieur ;
à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction.
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".
Le cadre juridique :
2. Aux termes de l'article 1er du décret du 9 décembre 2014 relatif à la mise en oeuvre de deux traitements automatisés de données à caractère personnel dénommés " Application élection " et " Répertoire national des élus " : " Dans les services du ministère de l'intérieur (secrétariat général) et ceux des représentants de l'Etat dans les départements de métropole et d'outre-mer, dans les collectivités d'outre-mer et en Nouvelle-Calédonie, sont mis en oeuvre deux traitements automatisés de données à caractère personnel concernant les candidats aux élections au suffrage universel et les mandats électoraux et fonctions électives que ces élections ont vocation à pourvoir. / Le premier traitement, appelé " Application élection ", comprend les données relatives aux candidatures enregistrées ainsi que les résultats obtenus par les candidats. / Le second traitement, appelé " Répertoire national des élus ", comprend les données relatives aux candidats proclamés élus ". En vertu de l'article 2 de ce décret, l'Application élection et le Répertoire national des élus enregistrent les données relatives, respectivement, aux candidats aux scrutins organisés pour l'élection, notamment, des conseillers municipaux et aux titulaires d'un mandat de maire ou d'adjoint au maire, de maire ou d'adjoint au maire d'arrondissement. Aux termes de l'article 3 de ce décret : " Conformément aux dispositions du IV de l'article 8 de la loi du 6 janvier 1978 susvisée, pour mettre en oeuvre les traitements automatisés mentionnés à l'article 1er, le ministre de l'intérieur et les représentants de l'Etat mentionnés au même article 1er peuvent collecter, conserver et traiter sur supports informatiques ou électroniques des données faisant apparaître les appartenances politiques : / 1° Des candidats à l'un des scrutins mentionnés au I de l'article 2 et des listes ou binômes de candidats sur lesquels ils ont figuré ; / 2° Des personnes détentrices de l'un des mandats ou de l'une des fonctions énumérés au II de l'article 2 ". Aux termes de l'article 4 de ce décret : " Les traitements automatisés mentionnés à l'article 1er ont pour finalités : / 1° Le suivi des candidatures enregistrées et des mandats et fonctions exercés par les élus en vue de l'information du Parlement, du Gouvernement, des représentants de l'Etat mentionnés à l'article 1er et des citoyens ; / 2° La centralisation des résultats de chaque tour de scrutin, leur conservation et leur diffusion sous forme électronique ; / (...)10° Le suivi des titulaires successifs des mandats électoraux et des fonctions exécutives locales en vue de l'information des pouvoirs publics et des citoyens ". Aux termes de l'article 5 de ce décret : " I. - Les données à caractère personnel et informations enregistrées portant sur les personnes mentionnées à l'article 2 sont les suivantes : / (...) /6° Nuance politique attribuée au candidat par l'administration ; / 7° Nuance politique attribuée à la liste ou au binôme de candidats par l'administration ; / (...)". Aux termes de l'article 8 de ce décret : " Il peut être donné communication à toute personne, sur simple demande, des données et informations mentionnées à l'article 5, à l'exception de celles qui sont prévues au 2° du I du même article. / La communication de ces données et informations s'exerce dans les conditions prévues à l'article 4 de la loi du 17 juillet 1978 susvisée ". Et aux termes de l'article 9 du décret : " Les droits d'accès et de rectification prévus par les articles 39 et 40 de la loi du 6 janvier 1978 susvisée s'exercent auprès de l'autorité administrative qui a enregistré la candidature./ Au moment du dépôt de candidature, chaque candidat, ou candidat tête de liste, est informé : / 1° De la grille des nuances politiques retenue pour l'enregistrement des résultats de l'élection ; / 2° Du fait qu'il peut avoir accès au classement qui lui est affecté et en demander la rectification, conformément à l'article 39 de la loi du 6 janvier 1978 susvisée. / Aucune demande de rectification ne peut être prise en considération pour la diffusion des résultats lorsqu'elle est présentée dans les trois jours précédant le tour de scrutin concerné ".
3. Il résulte des dispositions précitées qu'elles habilitent, pour assurer la mise en oeuvre de deux traitements automatisés de données à caractère personnel dénommés " Application élection " et " Répertoire national des élus ", le ministre de l'intérieur à établir une " grille des nuances politiques " destinée à permettre l'agrégation des résultats des élections en vue de l'information des pouvoirs publics et des citoyens. Ainsi que l'a relevé la Commission nationale de l'informatique et des libertés, dans la délibération n° 2013-406 du 19 décembre 2013 rendue à propos des traitements automatisés précités, la nuance politique, qui est attribuée par l'administration, vise à placer tout candidat ou élu ainsi que toute liste sur une grille politique représentant les courants politiques et se distingue ainsi des étiquettes et des groupements politiques. Elle permet aux pouvoirs publics et aux citoyens de disposer de résultats électoraux sincères faisant apparaître les tendances politiques locales et nationales et de suivre ces tendances dans le temps.
Le litige :
4. Par une circulaire du 13 mai 2022 relative à l'attribution des nuances aux candidats aux élections législatives de 2022, le ministre de l'intérieur a demandé aux préfets et hauts-commissaires d'attribuer une nuance politique, lors de l'enregistrement des candidatures, à chaque candidat, sur la base d'une grille de 18 nuances qui figure en annexe 1 et qui précise, pour chaque nuance, le nom des partis ou formations politiques qui soutiennent ou investissent le candidat ou la sensibilité politique de celui-ci. Ainsi, en particulier, le Parti communiste français, la France insoumise, le Parti socialiste et Ensemble ! (Majorité présidentielle) figurent dans la grille des nuances sous une nuance éponyme tandis que la nuance " ECO " rassemble l'ensemble des partis et formations relevant du courant politique écologiste, quel que soit leur classement sur l'échiquier politique français.
5. Les partis politiques La France insoumise, Europe Ecologie les Verts, Génération.s, Génération Ecologie, Les nouveaux Démocrates, le Parti communiste français, le Parti socialiste et la coalition la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (" NUPES ") demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de la circulaire du 13 mai 2022 en tant qu'elle ne prévoit pas la nuance " NUPES " dans la grille de nuances figurant à l'annexe 1.
6. Il résulte de l'instruction que pour les élections législatives des 12 et 19 juin 2022, la coalition " NUPES " rassemble les principaux partis et formations politiques d'opposition situés à gauche de l'échiquier politique français, autour d'un programme partagé de gouvernement et des candidatures uniques dans l'ensemble des circonscriptions électorales. Ce rassemblement constitue un courant politique qui participe à la structuration du débat électoral en vue des élections législatives de 2022. Dans ces conditions, l'absence de comptabilisation, sous une nuance unique, des suffrages qui se porteront sur les candidats soutenus par la coalition " NUPES ", alors que les suffrages portés sur les candidats des partis et formations composant la majorité présidentielle seront comptabilisés sous la seule nuance " Ensemble ! " et que ceux portés sur les candidats investis par les partis et formations écologistes appartenant à la coalition " NUPES " seront comptabilisés sous la nuance " ECO " avec d'autres mouvements écologistes qui n'ont pas rejoint cette coalition, est susceptible de porter atteinte à la sincérité de la présentation des résultats électoraux à l'issue des deux tours de scrutin. Si le ministre de l'intérieur fait valoir que la coalition " NUPES " n'a été constituée que récemment et qu'à la différence des partis et formations composant la majorité présidentielle, les partis et formations politiques de la coalition " NUPES " ont conservé leur autonomie pour l'investiture des candidats dans les circonscriptions électorales qu'elles se sont réparties, pour la campagne audiovisuelle et pour l'accès au financement public, le maintien de nuances propres à chaque formation membre de la coalition " NUPES ", sauf pour Europe-Ecologie-Les Verts, Les Nouveaux Démocrates et Génération Ecologie regroupés sous la nuance " ECO " ne permettrait pas, du fait de la répartition des circonscriptions opérée dans le cadre de l'accord politique qu'elles ont conclu, de refléter de manière sincère leurs évolutions en termes d'audience électorale propre. Par ailleurs, la circulaire contestée regroupant elle-même, sous des nuances communes, des formations politiques totalement indépendantes les unes des autres, le critère de l'autonomie n'apparaît dès lors pas déterminant dans la définition des nuances.
7. Par suite, eu égard à l'objet du nuançage, le moyen tiré de ce qu'en ne créant pas la nuance " NUPES ", la circulaire contestée serait entachée d'une erreur manifeste d'appréciation est, en l'état de l'instruction, de nature à créer un doute sérieux sur sa légalité.
8. Dès lors, la condition d'urgence étant remplie eu égard aux effets de la mesure contestée et aux circonstances de l'espèce, il y a lieu, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de la requête, de suspendre, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, l'exécution de la circulaire du 13 mai 2022 en tant que la nuance " NUPES " ne figure pas dans la grille de nuances figurant à l'annexe 1.
9. Il y a lieu d'enjoindre au ministre de l'intérieur, à titre provisoire, dans l'attente de l'intervention du jugement au fond, de modifier la grille de nuances figurant à l'annexe 1 de la circulaire contestée afin d'y inscrire la nuance " NUPES ", avant le 10 juin 2022.
10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser solidairement à l'ensemble des requérants, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
O R D O N N E :
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Article 1er : L'exécution de la circulaire du 13 mai 2022 relative à l'attribution des nuances aux candidats aux élections législatives de 2022 est suspendue en tant que la nuance " NUPES " ne figure pas dans la grille de nuances figurant à l'annexe 1.
Article 2 : Il est enjoint au ministre de l'intérieur de modifier la grille de nuances figurant à l'annexe 1 de la circulaire du 13 mai 2022 afin d'y inscrire la nuance " NUPES ", avant le 10 juin 2022.
Article 3 : L'Etat versera solidairement à la France insoumise et autres la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à La France insoumise, premier des requérants dénommés, et au ministre de l'intérieur.
Délibéré à l'issue de la séance du 3 juin 2022 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Pierre Collin et Mme Anne Egerszegi, conseillers d'Etat, juges des référés.
Fait à Paris, le 7 juin 2022
Signé : Rémy Schwartz