Conseil d'État
N° 450884
ECLI:FR:CEORD:2021:450884.20210409
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
SCP MELKA-PRIGENT-DRUSCH, avocats
Lecture du vendredi 9 avril 2021
Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 21 mars 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme J..., M. G... H..., Mme E... F..., Mme B... A..., Mme C... D... et l'association de soutien aux amoureux au ban public demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :
1°) d'ordonner la suspension de l'exécution de la circulaire n° 6245/SG du Premier ministre du 22 février 2021 relative aux mesures frontalières mises en oeuvre dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, en ce qu'elle ne prévoit pas de dérogation à l'interdiction d'entrée sur le territoire français en vue de célébrer leur mariage en France ;
2°) d'enjoindre au Premier ministre de prendre les mesures réglementaires strictement proportionnées aux risques sanitaires liés à l'entrée en France des personnes étrangères en vue de se marier ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que les requérants sont séparés depuis plusieurs mois de leur futur conjoint, ce qui porte atteinte à leur droit de mener une vie privée et familiale normale, qu'eu égard à l'absence de délivrance de visa, ils ne peuvent concrétiser leur projet matrimonial alors même qu'il ont entamé de longues et fastidieuses démarches pour être autorisés à se marier, ce qui porte atteinte à la liberté du mariage, liberté fondamentale, que la publication des bans n'est valable que pour une durée d'un an, que certains mariages sont prévus pour le mois de mai prochain et que d'autres ont dû être reportés, parfois à plusieurs reprises ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité de la circulaire attaquée ;
- elle porte une atteinte disproportionnée et injustifiée au droit au mariage et au droit de mener une vie privée et familiale normale dès lors que, d'une part, le nombre limité de personnes concernées, environ quelques milliers par an, n'est pas de nature à créer un flux important de personnes susceptibles de générer un risque sanitaire et, d'autre part, des mesures efficaces et moins attentatoires aux libertés sont déjà mises en oeuvre pour limiter les risques sanitaires ;
- elle méconnaît le principe d'égalité dès lors que, en ne prévoyant pas de dérogation à l'interdiction d'entrer en France pour les étrangers souhaitant rejoindre leur futur conjoint en vue de se marier, alors que de telles dérogations sont possibles pour venir étudier en France ou pour motif de regroupement familial, elle instaure une différence de traitement qui ne peut être justifiée par l'objectif poursuivi de limiter le risque sanitaire.
Par un mémoire en défense, enregistré le 30 mars 2021, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite et que les moyens soulevés ne sont pas fondés.
La requête a été communiquée au Premier ministre et au ministre des solidarités et de la santé, qui n'ont pas produit d'observations.
Vu le nouveau mémoire, enregistré le 2 avril 2021, présenté par le ministre de l'intérieur, qui persiste dans ses conclusions ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, et notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 2021-160 du 15 février 2021 ;
- le décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020, modifié notamment par le décret n° 2021-99 du 30 janvier 2021 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, Mme I... et les autres requérants, et d'autre part, le Premier ministre, le ministre de l'intérieur et le ministre des solidarités et de la santé ;
Ont été entendus lors de l'audience publique du 1er avril 2021, à 15 heures 30 :
- Me Prigent, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat des requérants ;
Mme J... ;
la représentante de l'association de soutien aux amoureux au ban public ;
- les représentants du ministre de l'intérieur ;
à l'issue de laquelle le juge des référés a prolongé l'instruction jusqu'au 5 avril à midi.
Vu la note en délibéré, enregistrée le 6 avril 2021, présentée par le ministre de l'intérieur ;
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".
Sur le cadre juridique du litige :
2. Aux termes de l'article L. 3131-12 du code de la santé publique, issu de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de Covid-19 : " L'état d'urgence sanitaire peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain (...) en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ". L'article L. 3131-13 du même code précise que " L'état d'urgence sanitaire est déclaré par décret en conseil des ministres pris sur le rapport du ministre chargé de la santé. Ce décret motivé détermine la ou les circonscriptions territoriales à l'intérieur desquelles il entre en vigueur et reçoit application. Les données scientifiques disponibles sur la situation sanitaire qui ont motivé la décision sont rendues publiques. / (...) ". Aux termes de l'article L. 3131-15 du même code : " I.- Dans les circonscriptions territoriales où l'état d'urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique : / (...) 1° Réglementer ou interdire la circulation des personnes (...). " Ces mesures " sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans délai lorsqu'elles ne sont plus nécessaires. "
3. L'émergence d'un nouveau coronavirus, responsable de la maladie à coronavirus 2019 ou Covid-19 et particulièrement contagieux, a été qualifiée d'urgence de santé publique de portée internationale par l'Organisation mondiale de la santé le 30 janvier 2020, puis de pandémie le 11 mars 2020. La propagation du virus sur le territoire français a conduit les autorités compétentes à prendre diverses mesures destinées à réduire les risques de contagion. Une nouvelle progression de l'épidémie de covid-19 sur le territoire national a conduit le Président de la République à prendre, le 14 octobre 2020, sur le fondement des articles L. 3131-12 et L. 3131-13 du code de la santé publique, un décret déclarant l'état d'urgence sanitaire à compter du 17 octobre 2020 sur l'ensemble du territoire de la République. L'article 1er de la loi du 14 novembre 2020 autorisant la prorogation de l'état d'urgence sanitaire et portant diverses mesures de gestion de la crise sanitaire, modifié par la loi du 15 février 2021, proroge l'état d'urgence sanitaire jusqu'au 1er juin 2021 inclus. Le Premier ministre a pris, sur le fondement de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique, le décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19, dont l'article 56-5 dispose que : " I. - Sont interdits, sauf s'ils sont fondés sur un motif impérieux d'ordre personnel ou familial, un motif de santé relevant de l'urgence ou un motif professionnel ne pouvant être différé, les déplacements de personnes : / 1° Entre le territoire métropolitain et un pays étranger autre que ceux de l'Union européenne, Andorre, l'Australie, la Corée du Sud, l'Islande, Israël, le Japon, le Liechtenstein, Monaco, la Norvège, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni, Saint-Marin, le Saint-Siège, Singapour ou la Suisse ; / (...). "
4. Pour l'application de ces dispositions, le Premier ministre, au point 2.1.2 de la circulaire n° 6245/SG du 22 février 2021, a déterminé les catégories de personnes qui, " arrivant aux frontières extérieures de l'espace européen, (...) sont autorisées à entrer sur le territoire métropolitain ". Si les ressortissants de pays tiers détenteurs de certains types de visas y figurent, les étrangers demandant à entrer en France en vue d'y célébrer leur mariage avec un Français, qu'ils disposent ou non d'un visa de court séjour, n'y figurent pas. Les requérants soutiennent, d'une part, que cette absence porte une atteinte disproportionnée au droit au mariage et au droit de mener une vie privée et familiale normale et d'autre part, viole le principe d'égalité.
Sur la condition d'urgence :
5. Pour l'application de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, la condition d'urgence à laquelle est subordonné le prononcé d'une mesure de suspension doit être regardée comme remplie lorsque la décision administrative contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre.
6. Il résulte de l'instruction que, pour chaque requérant personne physique, les bans ont été publiés et le certificat de non-opposition délivré. Deux ont des dates de mariage prévues en mai prochain et deux autres ont déjà dû repousser la date prévue. Il y a lieu, pour apprécier de l'urgence dont peut se prévaloir un Français à ce que le rejoigne sur le territoire national un étranger ressortissant d'un Etat tiers qu'il veut épouser, alors que les bans sont publiés et que le certificat de non-opposition a été délivré, de tenir compte notamment de la proximité de la date prévue pour le mariage et de la durée de la séparation du couple, que les motifs en tiennent ou non à la situation sanitaire exceptionnelle que traverse le pays. L'association de soutien aux amoureux au ban public soutient, sans être contredite sur ce point par le ministre de l'intérieur, que la crise sanitaire a entraîné une réduction drastique des visas et " laissez-passer " délivrés à des ressortissants d'Etat tiers en vue de se marier en France. Il y a lieu, par suite, eu égard aux troubles dans les conditions d'existence de nombreux adhérents de l'association, de considérer que la condition d'urgence est remplie.
Sur le doute sérieux quant à la légalité des décisions contestées :
7. Il résulte de l'instruction, et notamment des déclarations des représentants du ministre de l'intérieur lors de l'audience publique, que si l'administration soutient qu'elle n'a pas eu l'intention d'interdire tout accès au territoire français aux ressortissants d'Etats tiers à l'Union européenne souhaitant se marier en France avec un Français, aucune entrée n'a été autorisée pour ce motif entre mars et septembre 2020. Par la suite, entre le 21 septembre 2020 et le 31 mars 2021, un total de 331 " laissez-passer " ont été délivrés pour ce motif à des ressortissants de pays tiers, soumis à visa de court séjour ou non. Le ministre de l'intérieur indique ne pouvoir distinguer, parmi les quelques 8000 visas de courts séjours pour motif familial délivrés chaque année en temps normal, le nombre de visas délivrés en vue de permettre de se marier en France. Il résulte toutefois de l'instruction que, depuis le début de la crise sanitaire, l'accès des étrangers au territoire national en vue de se marier avec un Français a été drastiquement réduit par rapport à ce qu'il était les années précédentes.
8. Le ministre de l'intérieur souligne que si la circulaire du 22 février 2021 ne mentionne pas le mariage au titre des " motifs impérieux " pouvant justifier l'accès au territoire, elle prévoit en revanche que " les ressortissants étrangers qui n'appartiennent pas aux catégories dérogatoires précitées et qui doivent se déplacer pour un motif impérieux sont susceptibles de bénéficier de laissez-passer. " Toutefois, ainsi qu'il a été dit au point précédent, l'usage fait par le ministre de cette voie dérogatoire est resté exceptionnel. Par ailleurs, les critères sur lesquels ces laissez-passer sont octroyés ne sont pas explicités par la circulaire. Les requérants soulignent ainsi sans être contredits avoir vu leurs demandes de laissez-passer rejetées alors même qu'ils remplissaient les conditions de recevabilité mentionnées en défense par le ministre. Les requérants, enfin, produisent des refus d'instruire des demandes de visas prononcés par différents consulats au motif de l'absence du mariage parmi les motifs impérieux recensés par la circulaire du 22 février 2021 pour entrer en France.
9. Le ministre de l'intérieur soutient en outre qu'un ressortissant étranger qui réside à l'étranger et envisage de se marier avec un ressortissant français doit, en principe, se marier dans son pays d'origine et que la délivrance d'un visa de court séjour au motif d'un mariage en France est, en conséquence, réservée aux étrangers qui démontrent une impossibilité de se marier avec un ressortissant français dans leur pays de résidence, comme dans les pays n'autorisant pas le mariage entre deux personnes de même sexe ou entre deux non-nationaux. Il ne résulte toutefois d'aucun texte ni d'aucun principe que la possibilité pour un étranger d'entrer en France pour épouser un Français devrait être limitée aux couples juridiquement empêchés de célébrer leur mariage dans l'Etat d'origine de cet étranger.
10. Aucun principe non plus qu'aucune règle de valeur constitutionnelle n'assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d'accès et de séjour sur le territoire national, y compris pour se marier avec un Français. Il appartient toutefois à l'autorité administrative, dans le cadre fixé par le législateur rappelé au point 2, d'assurer la conciliation entre, d'une part, la préservation de la santé publique et, d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à toutes les personnes qui résident sur le territoire de la République, parmi lesquelles figurent la liberté du mariage, composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789.
11. D'une part, le ministre de l'intérieur ne peut prétendre, eu égard à la faiblesse du nombre de couples en cause, que l'entrée sur le territoire d'étrangers au titre du visa pour motif familial en vue de se marier serait susceptible d'avoir un impact significatif sur la situation sanitaire en France. Au demeurant, les mesures sanitaires imposées par le décret du 29 octobre 2020 et rappelées par la circulaire, notamment l'obligation de produire un test PCR négatif avant l'embarquement, demeurent en tout état de cause opposables. D'autre part, il résulte de l'instruction que le dispositif de " laissez-passer " n'est fondé sur aucun critère objectif et que la circulaire du 22 février 2021 est perçue par les autorités consulaires comme faisant obstacle à ce qu'une demande de visa pour mariage soit même enregistrée ou examinée.
12. Dans ces conditions, et alors même que les dispositions applicables ne font pas obstacle à ce que, face à une situation de pandémie, le Premier ministre restreigne provisoirement, par des mesures réglementaires justifiées par des considérations sanitaires, les entrées sur le territoire national, en particulier en provenance de pays à risque, y compris en ce qui concerne les personnes qui, en temps normal, pourraient se voir délivrer un visa en vue de célébrer un mariage avec un Français en France, le moyen tiré de ce que les prescriptions contestées ne sont pas proportionnées en tant qu'elles ne prévoient aucun examen systématique des demandes de visa pour ce motif est, en l'espèce et en l'état de l'instruction, propre à créer un doute sérieux sur leur légalité. Il y a lieu, par suite, de suspendre l'exécution de la circulaire du Premier ministre n° 6248/SG du 22 février 2021 en tant que, d'une part, elle interdit l'enregistrement et l'instruction des demandes de visa en vue de se marier en France avec un Français et, d'autre part, elle n'autorise pas l'entrée sur le territoire des titulaires d'un tel visa. La présente décision implique qu'il soit enjoint, en application de l'article L. 911-1 du code de justice administrative, d'une part, au Premier ministre, de prendre les mesures réglementaires strictement proportionnées aux risques sanitaires liés à l'entrée en France des personnes titulaires d'un visa délivré en vue de se marier en France avec un Français et, d'autre part, au ministre de l'intérieur, d'ordonner aux autorités consulaires de procéder systématiquement à l'enregistrement et l'instruction des demandes de visa en vue de se marier en France avec un Français. Enfin, si la présente décision fait obstacle à ce que la délivrance d'un tel visa soit refusée au seul motif de la situation sanitaire générale, elle n'en impose en rien la délivrance systématique.
13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme globale de 4 000 euros à verser à l'ensemble des requérants au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
O R D O N N E :
------------------
Article 1er : L'exécution de la circulaire du Premier ministre n° 6248/SG du 22 février 2021 est suspendue en tant que, d'une part, elle interdit l'enregistrement et l'instruction des demandes de visa en vue de se marier en France avec un Français et, d'autre part, elle n'autorise pas l'entrée sur le territoire des titulaires d'un tel visa.
Article 2 : Il est enjoint au Premier ministre de prendre les mesures réglementaires strictement proportionnées aux risques sanitaires liés à l'entrée en France des personnes titulaires d'un visa délivré en vue de se marier en France avec un Français.
Article 3 : Il est enjoint au ministre de l'intérieur d'ordonner aux autorités consulaires de procéder systématiquement à l'enregistrement et l'instruction des demandes de visa en vue de se marier en France avec un Français.
Article 4 : L'Etat versera une somme globale de 4 000 euros aux requérants au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à Mme J..., première dénommée, pour l'ensemble des requérants, et au ministre de l'intérieur.
Copie en sera adressée au Premier ministre et au ministre des solidarités et de la santé.
N° 450884
ECLI:FR:CEORD:2021:450884.20210409
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
SCP MELKA-PRIGENT-DRUSCH, avocats
Lecture du vendredi 9 avril 2021
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 21 mars 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme J..., M. G... H..., Mme E... F..., Mme B... A..., Mme C... D... et l'association de soutien aux amoureux au ban public demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :
1°) d'ordonner la suspension de l'exécution de la circulaire n° 6245/SG du Premier ministre du 22 février 2021 relative aux mesures frontalières mises en oeuvre dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, en ce qu'elle ne prévoit pas de dérogation à l'interdiction d'entrée sur le territoire français en vue de célébrer leur mariage en France ;
2°) d'enjoindre au Premier ministre de prendre les mesures réglementaires strictement proportionnées aux risques sanitaires liés à l'entrée en France des personnes étrangères en vue de se marier ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que les requérants sont séparés depuis plusieurs mois de leur futur conjoint, ce qui porte atteinte à leur droit de mener une vie privée et familiale normale, qu'eu égard à l'absence de délivrance de visa, ils ne peuvent concrétiser leur projet matrimonial alors même qu'il ont entamé de longues et fastidieuses démarches pour être autorisés à se marier, ce qui porte atteinte à la liberté du mariage, liberté fondamentale, que la publication des bans n'est valable que pour une durée d'un an, que certains mariages sont prévus pour le mois de mai prochain et que d'autres ont dû être reportés, parfois à plusieurs reprises ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité de la circulaire attaquée ;
- elle porte une atteinte disproportionnée et injustifiée au droit au mariage et au droit de mener une vie privée et familiale normale dès lors que, d'une part, le nombre limité de personnes concernées, environ quelques milliers par an, n'est pas de nature à créer un flux important de personnes susceptibles de générer un risque sanitaire et, d'autre part, des mesures efficaces et moins attentatoires aux libertés sont déjà mises en oeuvre pour limiter les risques sanitaires ;
- elle méconnaît le principe d'égalité dès lors que, en ne prévoyant pas de dérogation à l'interdiction d'entrer en France pour les étrangers souhaitant rejoindre leur futur conjoint en vue de se marier, alors que de telles dérogations sont possibles pour venir étudier en France ou pour motif de regroupement familial, elle instaure une différence de traitement qui ne peut être justifiée par l'objectif poursuivi de limiter le risque sanitaire.
Par un mémoire en défense, enregistré le 30 mars 2021, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite et que les moyens soulevés ne sont pas fondés.
La requête a été communiquée au Premier ministre et au ministre des solidarités et de la santé, qui n'ont pas produit d'observations.
Vu le nouveau mémoire, enregistré le 2 avril 2021, présenté par le ministre de l'intérieur, qui persiste dans ses conclusions ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, et notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 2021-160 du 15 février 2021 ;
- le décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020, modifié notamment par le décret n° 2021-99 du 30 janvier 2021 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, Mme I... et les autres requérants, et d'autre part, le Premier ministre, le ministre de l'intérieur et le ministre des solidarités et de la santé ;
Ont été entendus lors de l'audience publique du 1er avril 2021, à 15 heures 30 :
- Me Prigent, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat des requérants ;
Mme J... ;
la représentante de l'association de soutien aux amoureux au ban public ;
- les représentants du ministre de l'intérieur ;
à l'issue de laquelle le juge des référés a prolongé l'instruction jusqu'au 5 avril à midi.
Vu la note en délibéré, enregistrée le 6 avril 2021, présentée par le ministre de l'intérieur ;
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".
Sur le cadre juridique du litige :
2. Aux termes de l'article L. 3131-12 du code de la santé publique, issu de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de Covid-19 : " L'état d'urgence sanitaire peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain (...) en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ". L'article L. 3131-13 du même code précise que " L'état d'urgence sanitaire est déclaré par décret en conseil des ministres pris sur le rapport du ministre chargé de la santé. Ce décret motivé détermine la ou les circonscriptions territoriales à l'intérieur desquelles il entre en vigueur et reçoit application. Les données scientifiques disponibles sur la situation sanitaire qui ont motivé la décision sont rendues publiques. / (...) ". Aux termes de l'article L. 3131-15 du même code : " I.- Dans les circonscriptions territoriales où l'état d'urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique : / (...) 1° Réglementer ou interdire la circulation des personnes (...). " Ces mesures " sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans délai lorsqu'elles ne sont plus nécessaires. "
3. L'émergence d'un nouveau coronavirus, responsable de la maladie à coronavirus 2019 ou Covid-19 et particulièrement contagieux, a été qualifiée d'urgence de santé publique de portée internationale par l'Organisation mondiale de la santé le 30 janvier 2020, puis de pandémie le 11 mars 2020. La propagation du virus sur le territoire français a conduit les autorités compétentes à prendre diverses mesures destinées à réduire les risques de contagion. Une nouvelle progression de l'épidémie de covid-19 sur le territoire national a conduit le Président de la République à prendre, le 14 octobre 2020, sur le fondement des articles L. 3131-12 et L. 3131-13 du code de la santé publique, un décret déclarant l'état d'urgence sanitaire à compter du 17 octobre 2020 sur l'ensemble du territoire de la République. L'article 1er de la loi du 14 novembre 2020 autorisant la prorogation de l'état d'urgence sanitaire et portant diverses mesures de gestion de la crise sanitaire, modifié par la loi du 15 février 2021, proroge l'état d'urgence sanitaire jusqu'au 1er juin 2021 inclus. Le Premier ministre a pris, sur le fondement de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique, le décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19, dont l'article 56-5 dispose que : " I. - Sont interdits, sauf s'ils sont fondés sur un motif impérieux d'ordre personnel ou familial, un motif de santé relevant de l'urgence ou un motif professionnel ne pouvant être différé, les déplacements de personnes : / 1° Entre le territoire métropolitain et un pays étranger autre que ceux de l'Union européenne, Andorre, l'Australie, la Corée du Sud, l'Islande, Israël, le Japon, le Liechtenstein, Monaco, la Norvège, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni, Saint-Marin, le Saint-Siège, Singapour ou la Suisse ; / (...). "
4. Pour l'application de ces dispositions, le Premier ministre, au point 2.1.2 de la circulaire n° 6245/SG du 22 février 2021, a déterminé les catégories de personnes qui, " arrivant aux frontières extérieures de l'espace européen, (...) sont autorisées à entrer sur le territoire métropolitain ". Si les ressortissants de pays tiers détenteurs de certains types de visas y figurent, les étrangers demandant à entrer en France en vue d'y célébrer leur mariage avec un Français, qu'ils disposent ou non d'un visa de court séjour, n'y figurent pas. Les requérants soutiennent, d'une part, que cette absence porte une atteinte disproportionnée au droit au mariage et au droit de mener une vie privée et familiale normale et d'autre part, viole le principe d'égalité.
Sur la condition d'urgence :
5. Pour l'application de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, la condition d'urgence à laquelle est subordonné le prononcé d'une mesure de suspension doit être regardée comme remplie lorsque la décision administrative contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre.
6. Il résulte de l'instruction que, pour chaque requérant personne physique, les bans ont été publiés et le certificat de non-opposition délivré. Deux ont des dates de mariage prévues en mai prochain et deux autres ont déjà dû repousser la date prévue. Il y a lieu, pour apprécier de l'urgence dont peut se prévaloir un Français à ce que le rejoigne sur le territoire national un étranger ressortissant d'un Etat tiers qu'il veut épouser, alors que les bans sont publiés et que le certificat de non-opposition a été délivré, de tenir compte notamment de la proximité de la date prévue pour le mariage et de la durée de la séparation du couple, que les motifs en tiennent ou non à la situation sanitaire exceptionnelle que traverse le pays. L'association de soutien aux amoureux au ban public soutient, sans être contredite sur ce point par le ministre de l'intérieur, que la crise sanitaire a entraîné une réduction drastique des visas et " laissez-passer " délivrés à des ressortissants d'Etat tiers en vue de se marier en France. Il y a lieu, par suite, eu égard aux troubles dans les conditions d'existence de nombreux adhérents de l'association, de considérer que la condition d'urgence est remplie.
Sur le doute sérieux quant à la légalité des décisions contestées :
7. Il résulte de l'instruction, et notamment des déclarations des représentants du ministre de l'intérieur lors de l'audience publique, que si l'administration soutient qu'elle n'a pas eu l'intention d'interdire tout accès au territoire français aux ressortissants d'Etats tiers à l'Union européenne souhaitant se marier en France avec un Français, aucune entrée n'a été autorisée pour ce motif entre mars et septembre 2020. Par la suite, entre le 21 septembre 2020 et le 31 mars 2021, un total de 331 " laissez-passer " ont été délivrés pour ce motif à des ressortissants de pays tiers, soumis à visa de court séjour ou non. Le ministre de l'intérieur indique ne pouvoir distinguer, parmi les quelques 8000 visas de courts séjours pour motif familial délivrés chaque année en temps normal, le nombre de visas délivrés en vue de permettre de se marier en France. Il résulte toutefois de l'instruction que, depuis le début de la crise sanitaire, l'accès des étrangers au territoire national en vue de se marier avec un Français a été drastiquement réduit par rapport à ce qu'il était les années précédentes.
8. Le ministre de l'intérieur souligne que si la circulaire du 22 février 2021 ne mentionne pas le mariage au titre des " motifs impérieux " pouvant justifier l'accès au territoire, elle prévoit en revanche que " les ressortissants étrangers qui n'appartiennent pas aux catégories dérogatoires précitées et qui doivent se déplacer pour un motif impérieux sont susceptibles de bénéficier de laissez-passer. " Toutefois, ainsi qu'il a été dit au point précédent, l'usage fait par le ministre de cette voie dérogatoire est resté exceptionnel. Par ailleurs, les critères sur lesquels ces laissez-passer sont octroyés ne sont pas explicités par la circulaire. Les requérants soulignent ainsi sans être contredits avoir vu leurs demandes de laissez-passer rejetées alors même qu'ils remplissaient les conditions de recevabilité mentionnées en défense par le ministre. Les requérants, enfin, produisent des refus d'instruire des demandes de visas prononcés par différents consulats au motif de l'absence du mariage parmi les motifs impérieux recensés par la circulaire du 22 février 2021 pour entrer en France.
9. Le ministre de l'intérieur soutient en outre qu'un ressortissant étranger qui réside à l'étranger et envisage de se marier avec un ressortissant français doit, en principe, se marier dans son pays d'origine et que la délivrance d'un visa de court séjour au motif d'un mariage en France est, en conséquence, réservée aux étrangers qui démontrent une impossibilité de se marier avec un ressortissant français dans leur pays de résidence, comme dans les pays n'autorisant pas le mariage entre deux personnes de même sexe ou entre deux non-nationaux. Il ne résulte toutefois d'aucun texte ni d'aucun principe que la possibilité pour un étranger d'entrer en France pour épouser un Français devrait être limitée aux couples juridiquement empêchés de célébrer leur mariage dans l'Etat d'origine de cet étranger.
10. Aucun principe non plus qu'aucune règle de valeur constitutionnelle n'assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d'accès et de séjour sur le territoire national, y compris pour se marier avec un Français. Il appartient toutefois à l'autorité administrative, dans le cadre fixé par le législateur rappelé au point 2, d'assurer la conciliation entre, d'une part, la préservation de la santé publique et, d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à toutes les personnes qui résident sur le territoire de la République, parmi lesquelles figurent la liberté du mariage, composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789.
11. D'une part, le ministre de l'intérieur ne peut prétendre, eu égard à la faiblesse du nombre de couples en cause, que l'entrée sur le territoire d'étrangers au titre du visa pour motif familial en vue de se marier serait susceptible d'avoir un impact significatif sur la situation sanitaire en France. Au demeurant, les mesures sanitaires imposées par le décret du 29 octobre 2020 et rappelées par la circulaire, notamment l'obligation de produire un test PCR négatif avant l'embarquement, demeurent en tout état de cause opposables. D'autre part, il résulte de l'instruction que le dispositif de " laissez-passer " n'est fondé sur aucun critère objectif et que la circulaire du 22 février 2021 est perçue par les autorités consulaires comme faisant obstacle à ce qu'une demande de visa pour mariage soit même enregistrée ou examinée.
12. Dans ces conditions, et alors même que les dispositions applicables ne font pas obstacle à ce que, face à une situation de pandémie, le Premier ministre restreigne provisoirement, par des mesures réglementaires justifiées par des considérations sanitaires, les entrées sur le territoire national, en particulier en provenance de pays à risque, y compris en ce qui concerne les personnes qui, en temps normal, pourraient se voir délivrer un visa en vue de célébrer un mariage avec un Français en France, le moyen tiré de ce que les prescriptions contestées ne sont pas proportionnées en tant qu'elles ne prévoient aucun examen systématique des demandes de visa pour ce motif est, en l'espèce et en l'état de l'instruction, propre à créer un doute sérieux sur leur légalité. Il y a lieu, par suite, de suspendre l'exécution de la circulaire du Premier ministre n° 6248/SG du 22 février 2021 en tant que, d'une part, elle interdit l'enregistrement et l'instruction des demandes de visa en vue de se marier en France avec un Français et, d'autre part, elle n'autorise pas l'entrée sur le territoire des titulaires d'un tel visa. La présente décision implique qu'il soit enjoint, en application de l'article L. 911-1 du code de justice administrative, d'une part, au Premier ministre, de prendre les mesures réglementaires strictement proportionnées aux risques sanitaires liés à l'entrée en France des personnes titulaires d'un visa délivré en vue de se marier en France avec un Français et, d'autre part, au ministre de l'intérieur, d'ordonner aux autorités consulaires de procéder systématiquement à l'enregistrement et l'instruction des demandes de visa en vue de se marier en France avec un Français. Enfin, si la présente décision fait obstacle à ce que la délivrance d'un tel visa soit refusée au seul motif de la situation sanitaire générale, elle n'en impose en rien la délivrance systématique.
13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme globale de 4 000 euros à verser à l'ensemble des requérants au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
O R D O N N E :
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Article 1er : L'exécution de la circulaire du Premier ministre n° 6248/SG du 22 février 2021 est suspendue en tant que, d'une part, elle interdit l'enregistrement et l'instruction des demandes de visa en vue de se marier en France avec un Français et, d'autre part, elle n'autorise pas l'entrée sur le territoire des titulaires d'un tel visa.
Article 2 : Il est enjoint au Premier ministre de prendre les mesures réglementaires strictement proportionnées aux risques sanitaires liés à l'entrée en France des personnes titulaires d'un visa délivré en vue de se marier en France avec un Français.
Article 3 : Il est enjoint au ministre de l'intérieur d'ordonner aux autorités consulaires de procéder systématiquement à l'enregistrement et l'instruction des demandes de visa en vue de se marier en France avec un Français.
Article 4 : L'Etat versera une somme globale de 4 000 euros aux requérants au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à Mme J..., première dénommée, pour l'ensemble des requérants, et au ministre de l'intérieur.
Copie en sera adressée au Premier ministre et au ministre des solidarités et de la santé.