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Ariane Web: Conseil d'État 419146, lecture du 12 octobre 2020, ECLI:FR:CECHR:2020:419146.20201012

Décision n° 419146
12 octobre 2020
Conseil d'État

N° 419146
ECLI:FR:CECHR:2020:419146.20201012
Mentionné aux tables du recueil Lebon
7ème - 2ème chambres réunies
M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur
Mme Mireille Le Corre, rapporteur public


Lecture du lundi 12 octobre 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une décision du 14 juin 2019, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux sur la requête de la société Vert Marine tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet née du silence gardé par le Premier ministre sur sa demande tendant à l'abrogation des articles 19 et 23 du décret n° 2016-86 du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession, a sursis à statuer jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur les questions suivantes :

1° La directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l'attribution de contrats de concession doit-elle être interprétée comme s'opposant à ce que la législation d'un Etat membre, dans un objectif de moralisation de la commande publique, puisse ne pas donner à un opérateur économique condamné par un jugement définitif pour une infraction d'une particulière gravité et faisant l'objet pour ce motif d'une mesure d'interdiction de participer à une procédure de passation d'un contrat de concession pendant une durée de cinq ans, la possibilité de fournir des preuves afin d'attester que les mesures qu'il a prises suffisent à démontrer sa fiabilité au pouvoir adjudicateur malgré l'existence de ce motif d'exclusion '

2° Si la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 permet aux Etats membres de confier à d'autres pouvoirs que le pouvoir adjudicateur concerné le soin d'apprécier le dispositif de mise en conformité des opérateurs, une telle faculté permet-elle de confier ce dispositif à des autorités juridictionnelles ' Dans l'affirmative, des mécanismes tels que les dispositifs de droit français de relèvement, de réhabilitation judiciaire et d'exclusion de la mention de la condamnation au bulletin n° 2 du casier judiciaire peuvent-ils être assimilés à des dispositifs de mise en conformité au sens de la directive '

Par un arrêt C-472/19 du 11 juin 2020, la Cour de justice de l'Union européenne s'est prononcée sur ces questions.

Vu les autres pièces du dossier, y compris celles visées par la décision du Conseil d'Etat du 14 juin 2019 ;

Vu :
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 ;
- le code de la commande publique ;
- le code pénal ;
- le code de procédure pénale ;
- l'ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 ;
- le décret n° 2018-1075 du 3 décembre 2018 ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 11 juin 2020, Vert Marine SAS contre Premier ministre (C-472/19) ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Marc Pichon de Vendeuil, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteur public ;


Considérant ce qui suit :

1. L'article 38 de la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l'attribution de contrats de concession prévoit des motifs d'exclusion, obligatoires ou facultatifs, des opérateurs économiques des procédures d'attribution des contrats de concession. Son paragraphe 4 précise les infractions pour lesquelles la condamnation d'un opérateur économique entraîne exclusion obligatoire de la participation à une procédure d'attribution de concession. Toutefois, aux termes du paragraphe 9 du même article : " Tout opérateur économique qui se trouve dans l'une des situations visées aux paragraphes 4 et 7 peut fournir des preuves afin d'attester que les mesures qu'il a prises suffisent à démontrer sa fiabilité malgré l'existence du motif d'exclusion invoqué. Si ces preuves sont jugées suffisantes, l'opérateur économique concerné n'est pas exclu de la procédure. / À cette fin, l'opérateur économique prouve qu'il a versé ou entrepris de verser une indemnité en réparation de tout préjudice causé par l'infraction pénale ou la faute, clarifié totalement les faits et circonstances en collaborant activement avec les autorités chargées de l'enquête et pris des mesures concrètes de nature technique et organisationnelle et en matière de personnel propres à prévenir une nouvelle infraction pénale ou une nouvelle faute. Les mesures prises par les opérateurs économiques sont évaluées en tenant compte de la gravité de l'infraction pénale ou de la faute ainsi que de ses circonstances particulières. Lorsque les mesures sont jugées insuffisantes, la motivation de la décision en question est transmise à l'opérateur économique concerné. / Un opérateur économique qui a été exclu par un jugement définitif de la participation à des procédures de passation de marché ou d'attribution de concession n'est pas autorisé à faire usage de la possibilité prévue au présent paragraphe pendant la période d'exclusion fixée par ledit jugement dans les États membres où le jugement produit ses effets ".

2. L'ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession a transposé la directive 2014/23/UE sur l'attribution de contrats de concession. Aux termes de son article 39, aujourd'hui repris à l'article L. 3123-1 du code de la commande publique, qui figure dans une sous-section intitulée " Interdictions de soumissionner obligatoires et générales " : " Sont exclues de la procédure de passation des contrats de concession : / 1° Les personnes qui ont fait l'objet d'une condamnation définitive pour l'une des infractions prévues aux articles 222-34 à 222-40, 313-1, 313-3, 314-1, 324-1, 324-5, 324-6, 421-1 à 421-2-4, 421-5, 432-10, 432-11, 432-12 à 432-16, 433-1, 433-2, 434-9, 434-9-1, 435-3, 435-4, 435-9, 435-10, 441-1 à 441-7, 441-9, 445-1 à 445-2-1 ou 450-1 du code pénal, aux articles 1741 à 1743, 1746 ou 1747 du code général des impôts, et pour les contrats de concession qui ne sont pas des contrats de concession de défense ou de sécurité aux articles 225-4-1 et 225-4-7 du code pénal, ou pour recel de telles infractions, ainsi que pour les infractions équivalentes prévues par la législation d'un autre Etat membre de l'Union européenne. / La condamnation définitive pour l'une de ces infractions ou pour recel d'une de ces infractions d'un membre de l'organe de gestion, d'administration, de direction ou de surveillance ou d'une personne physique qui détient un pouvoir de représentation, de décision ou de contrôle d'une personne morale entraîne l'exclusion de la procédure de passation des contrats de concession de cette personne morale, tant que cette personne physique exerce ces fonctions. / L'exclusion de la procédure de passation des contrats de concession au titre du présent 1° s'applique pour une durée de cinq ans à compter du prononcé de la condamnation (...) ".

3. Dans l'arrêt du 11 juin 2020 par lequel elle s'est prononcée sur les questions dont le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, l'avait saisie à titre préjudiciel après avoir écarté les autres moyens de la requête, la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que l'article 38, paragraphe 9, de la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l'attribution de contrats de concession, doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à une réglementation nationale qui n'accorde pas à un opérateur économique condamné de manière définitive pour l'une des infractions visées à l'article 38, paragraphe 4, de cette directive et faisant l'objet, pour cette raison, d'une interdiction de plein droit de participer aux procédures de passation de contrats de concession la possibilité d'apporter la preuve qu'il a pris des mesures correctrices susceptibles de démontrer le rétablissement de sa fiabilité.

4. La Cour de justice de l'Union européenne a également dit pour droit que l'article 38, paragraphes 9 et 10, de de la directive 2014/23 doit être interprété en ce sens qu'il ne s'oppose pas à ce que l'examen du caractère approprié des mesures correctrices prises par un opérateur économique soit confié aux autorités judiciaires, à condition que le régime national mis en place à cet effet respecte l'ensemble des exigences posées à l'article 38, paragraphe 9, de cette directive et que la procédure applicable soit compatible avec les délais imposés par la procédure de passation des contrats de concession. Par ailleurs, l'article 38, paragraphe 9, de la directive 2014/23 doit être interprété en ce sens qu'il ne s'oppose pas à une réglementation nationale qui permet aux autorités judiciaires de relever une personne d'une interdiction de plein droit de participer aux procédures de passation de contrats de concession à la suite d'une condamnation pénale, d'effacer une telle interdiction ou d'exclure toute mention de la condamnation dans le casier judiciaire, à condition que de telles procédures judiciaires répondent effectivement aux conditions posées et à l'objectif poursuivi par ce régime et, en particulier, permettent, dès lors qu'un opérateur économique souhaite participer à une procédure de passation de contrats de concession, de lever, en temps utile, l'interdiction le frappant, au regard du seul caractère approprié des mesures correctrices invoquées par cet opérateur et évaluées par l'autorité judiciaire compétente conformément aux exigences prévues à cette disposition, ce qu'il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier.

5. Il résulte de l'interprétation ainsi donnée par la Cour de justice de l'Union européenne que, pour ne pas méconnaître les objectifs de la directive du 26 février 2014, le droit français doit prévoir la possibilité pour un opérateur économique, lorsqu'il est condamné par un jugement définitif prononcé par une juridiction judiciaire pour une des infractions pénales énumérées à l'article 39 de l'ordonnance du 29 janvier 2016, repris à l'article L. 3123-1 du code de la commande publique, et que, pour cette raison, il se trouve en principe exclu des procédures d'attribution des contrats de concession pour une durée de cinq ans, d'apporter la preuve qu'il a pris des mesures correctrices susceptibles de démontrer le rétablissement de sa fiabilité. Toutefois, la faculté de faire preuve de sa fiabilité ne saurait être ouverte lorsque l'opérateur a été expressément exclu par un jugement définitif de la participation à des procédures de passation de marché ou d'attribution de concession, pendant la période fixée par ce jugement.

6. Or, d'une part, aucune disposition de l'ordonnance relative aux contrats de concession n'a cet objet ou cet effet. D'autre part, contrairement à ce que soutient le ministre de l'économie et des finances, les différents dispositifs existants par ailleurs en droit pénal français, tels le relèvement - qui permet à la juridiction judiciaire de relever en tout ou partie une personne d'une interdiction, déchéance ou incapacité quelconque résultant d'une condamnation pénale - , la réhabilitation - qui permet d'effacer toutes les incapacités et déchéances résultant d'une condamnation - et l'exclusion de la mention de la condamnation au bulletin n° 2 du casier judiciaire, prévus respectivement par l'article 132-21 du code pénal, par l'article 133-12 du code pénal et par l'article 775-1 du code de procédure pénale, ne peuvent être regardés, eu égard à leurs conditions d'octroi, notamment de délai, et à leurs effets, comme des dispositifs de mise en conformité au sens de la directive du 26 février 2014 telle qu'interprétée par la Cour de justice de l'Union européenne dans les conditions mentionnées au point 4.

7. Il suit de là que les dispositions de l'article 39 de l'ordonnance du 29 janvier 2016, aujourd'hui reprises à l'article L. 3123-1 du code de la commande publique, sont incompatibles avec les objectifs de l'article 38 de la directive 2014/23 du 26 février 2014 en tant qu'elles ne prévoient pas de dispositif de mise en conformité permettant à un opérateur économique candidat à l'attribution d'un contrat de concession d'échapper aux interdictions de soumissionner prévues en cas de condamnation pour certaines infractions.

8. Il en résulte que la société Vert Marine est fondée à demander l'annulation de la décision implicite du Premier ministre rejetant sa demande d'abrogation des dispositions des articles 19 et 23 du décret du 1er février 2016, aujourd'hui repris aux articles R. 3123-16 à R. 3123-21 du code de la commande publique, qui, fixant la liste des documents permettant de justifier qu'un candidat ne fait l'objet d'aucune exclusion de soumissionner, doivent être regardés comme ayant été pris pour l'application de ces dispositions législatives et en tant que ces dispositions ne prévoient pas le dipositif énoncé au point 7.

9. Toutefois une telle annulation ne saurait avoir pour effet de maintenir dans l'ordre juridique français des règles incompatibles avec les objectifs de la directive du 26 février 2014. Il y a lieu, dans ces conditions, pour le Conseil d'Etat de préciser la portée de sa décision d'annulation par des motifs qui en constituent le soutien nécessaire.

10. La présente décision a nécessairement pour conséquence que, dans l'attente de l'édiction des dispositions législatives et réglementaires nécessaires au plein respect des exigences découlant du droit de l'Union européenne, l'exclusion de la procédure de passation des contrats de concession prévue à l'article L. 3123-1 du code de la commande publique n'est pas applicable à la personne qui, après avoir été mise à même de présenter ses observations, établit dans un délai raisonnable et par tout moyen auprès de l'autorité concédante, qu'elle a pris les mesures nécessaires pour corriger les manquements correspondant aux infractions mentionnées au même article pour lesquelles elle a été définitivement condamnée et, le cas échéant, que sa participation à la procédure de passation du contrat de concession n'est pas susceptible de porter atteinte à l'égalité de traitement.

11. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la société Vert Marine au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


D E C I D E :
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Article 1er : La décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté la demande tendant à l'abrogation des articles 19 et 23 du décret n° 2016-86 du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession, en tant que ces dispositions, reprises aux articles R. 3123-16 à R. 3123-21 du code de la commande publique, ne prévoient pas de dispositif de mise en conformité permettant à un opérateur économique candidat à l'attribution d'un contrat de concession d'échapper aux interdictions de soumissionner prévues en cas de condamnation pour certaines infractions, est annulée.
Article 2 : L'annulation prononcée à l'article 1er comporte pour les autorités concédantes les obligations énoncées par les motifs de la présente décision.
Article 3 : L'Etat versera à la société Vert Marine la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société Vert Marine, au Premier ministre et au ministre de l'économie, des finances et de la relance.


Voir aussi