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Ariane Web: Conseil d'État 433595, lecture du 23 octobre 2019, ECLI:FR:CECHR:2019:433595.20191023

Décision n° 433595
23 octobre 2019
Conseil d'État

N° 433595
ECLI:FR:CECHR:2019:433595.20191023
Mentionné aux tables du recueil Lebon
10ème - 9ème chambres réunies
Mme Isabelle Lemesle, rapporteur
Mme Anne Iljic, rapporteur public
SCP MONOD, COLIN, STOCLET, avocats


Lecture du mercredi 23 octobre 2019
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu les procédures suivantes :

1°, sous le n°433595, par une requête, un nouveau mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 13 août, 27 septembre et 10 octobre 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le Mouvement des entreprises de France de Polynésie Française (MEDEF PF), la Fédération générale du commerce (FGC), le Conseil des professionnels de l'hôtellerie (CPH) et la société Polynésie Intérim demandent au Conseil d'Etat :

1°) de déclarer la " loi du pays " n° 2019-18 LP/APF adoptée le 8 juillet 2019 par l'assemblée de la Polynésie française relative à la promotion et à la protection de l'emploi local non conforme au bloc de légalité défini au III de l'article 176 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française ;

2°) de mettre à la charge de la Polynésie française la somme de 3 000 euros à leur verser au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

2°, sous le n°433618, par une requête, enregistrée le 15 août 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Confédération des petites et moyennes entreprises de Polynésie française (CPME PF) et la société Aquanet demandent au Conseil d'Etat :

1°) de déclarer la " loi du pays " n° 2019-18 LP/APF adoptée le 8 juillet 2019 par l'assemblée de la Polynésie française relative à la promotion et à la protection de l'emploi local non conforme au bloc de légalité défini au III de l'article 176 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française ;

2°) de mettre à la charge de la Polynésie française la somme de 3 000 euros à leur verser chacun au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


....................................................................................


Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 74 ;
- la loi organique n°2004-192 du 27 février 2004, notamment son article 18 ;
- le code du travail de la Polynésie française ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Isabelle Lemesle, conseiller d'Etat,

- les conclusions de Mme Anne Iljic, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Monod, Colin, Stoclet, avocat du mouvement des entreprises de France de Polynésie française, de la Fédération générale du commerce (FGC), du conseil des professionnels de l'hôtellerie (CPH) et de la société Polynésie Intérim ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 15 octobre 2019, présentée par la CPME PF et la société Aquanet.



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes du premier alinéa du III de l'article 176 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française : " Le Conseil d'Etat se prononce sur la conformité des actes prévus à l'article 140 dénommés " lois du pays " au regard de la Constitution, des lois organiques, des engagements internationaux et des principes généraux du droit. Il se prononce sur l'ensemble des moyens de la requête qu'il estime susceptibles de fonder l'annulation, en l'état du dossier (...) ". Aux termes du deuxième alinéa de l'article 177 de la même loi : " (...) Si le Conseil d'Etat décide qu'un acte prévu à l'article 140 dénommé "loi du pays" contient une disposition contraire à la Constitution, aux lois organiques ou aux engagements internationaux, ou aux principes généraux du droit, sans constater en même temps que cette disposition est inséparable de l'acte, seule cette dernière disposition ne peut être promulguée ".

2. Le Mouvement des entreprises de France de Polynésie Française la Fédération générale du commerce, le Conseil des professionnels de l'hôtellerie et la société Polynésie Intérim d'une part, la Confédération des petites et moyennes entreprises de Polynésie française et la société Aquanet d'autre part, défèrent au Conseil d'Etat, sur le fondement des dispositions de l'article 176 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française, la " loi du pays " adoptée le 8 juillet 2019 par l'assemblée de la Polynésie française, en application de l'article 140 de la même loi organique, relative à la promotion et à la protection de l'emploi local. Il y a lieu de joindre ces deux requêtes pour statuer par une même décision.

Sur la fin de non-recevoir opposée par l'assemblée de la Polynésie française :

3. Aux termes de l'article 13 des statuts de la Confédération des petites et moyennes entreprises de Polynésie française : " Le Président a notamment les pouvoirs suivants par délégation du Bureau (...) Exercice de toutes actions devant toute juridiction (...) administrative (...) tant en demandant qu'en défendant (...) ". Il s'ensuit que l'Assemblée de la Polynésie française n'est pas fondée à soutenir que le président de la Confédération des petites et moyennes entreprises de Polynésie française n'avait pas qualité pour former, au nom de celle-ci, le présent recours faute d'une délibération spécifique l'y autorisant.

Sur la légalité de la loi de pays :

4. En vertu du dixième alinéa de l'article 74 de la Constitution, la loi organique peut déterminer, pour les collectivités d'outre-mer dotées de l'autonomie, les conditions dans lesquelles : " des mesures justifiées par les nécessités locales peuvent être prises par la collectivité en faveur de sa population, en matière d'accès à l'emploi, de droit d'établissement pour l'exercice d'une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier ". Aux termes de l'article 18 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française : " La Polynésie française peut prendre des mesures favorisant l'accès aux emplois salariés du secteur privé au bénéfice des personnes justifiant d'une durée suffisante de résidence sur son territoire ou des personnes justifiant d'une durée suffisante de mariage, de concubinage ou de pacte civil de solidarité avec ces dernières./ A égalité de mérites, de telles mesures sont appliquées dans les mêmes conditions pour l'accès aux emplois de la fonction publique de la Polynésie française et des communes (...)/Les mesures prises en application du présent article doivent, pour chaque type d'activité professionnelle et chaque secteur d'activité, être justifiées par des critères objectifs en relation directe avec les nécessités du soutien ou de la promotion de l'emploi local. En outre, ces mesures ne peuvent porter atteinte aux droits individuels et collectifs dont bénéficient, à la date de leur publication, les personnes physiques ou morales autres que celles mentionnées au premier alinéa et qui exerçaient leur activité dans des conditions conformes aux lois et règlements en vigueur à cette date./ Les conditions d'application du présent article sont prévues par des actes prévus à l'article 140 dénommés "lois du pays" (...) ".

5. L'article LP 1 de la " loi du pays " contestée du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française institue une priorité d'embauche, à conditions de qualification et d'expérience professionnelles égales, au bénéfice des personnes justifiant d'une durée de résidence de dix, cinq ou trois ans sur le territoire de la Polynésie française, selon qu'il s'agit d'activités professionnelles nécessitant une protection renforcée, intermédiaire ou minimale de l'emploi local. Il modifie à cette fin le livre V de la partie V du code du travail de la Polynésie française par l'insertion des articles Lp. 5511-1 à Lp. 5533-1.

6. Il résulte des dispositions du dixième alinéa de l'article 74 de la Constitution et de l'article 18 de la loi organique du 27 février 2004 citées au point 4 que les mesures prises sur le fondement de ces dispositions constitutionnelles et organiques, pour l'application desquelles l'assemblée de la Polynésie française a adopté la " loi du pays " contestée, ne peuvent intervenir que dans la mesure strictement nécessaire à la mise en oeuvre du statut d'autonomie de la Polynésie française dès lors qu'elles dérogent, notamment, au principe constitutionnel d'égalité.

7. En premier lieu, l'article Lp. 5531-1 du code du travail de la Polynésie française, dans sa rédaction issue de l'article LP 1 de la " loi du pays " contestée, dispose que : " Lorsque, au vu de la statistique prévue à l'article Lp. 5521-1, une activité professionnelle atteint un pourcentage significatif de recrutements de salariés dont le numéro d'inscription à la CPS a été attribué depuis moins de 10 ans, cette activité est susceptible de faire l'objet d'une mesure de protection de l'emploi local proportionnée en fonction des critères suivants :/ - Lorsque le pourcentage de salariés recrutés ayant un numéro d'inscription à la CPS attribué depuis moins de 10 ans est supérieur à 10 %, l'activité professionnelle concernée peut justifier une protection minimale de l'emploi local,/ - Lorsque le pourcentage de salariés recrutés ayant un numéro d'inscription à la CPS attribué depuis moins de 5 ans est supérieur à 10 %, l'activité professionnelle concernée peut justifier une protection intermédiaire de l'emploi local,/ - Lorsque le pourcentage de salariés recrutés ayant un numéro d'inscription à la CPS attribué depuis moins de 3 ans est supérieur à 10 %, l'activité professionnelle concernée peut justifier une protection renforcée de l'emploi local ". Aux termes de l'article Lp. 5531-2 du même code dans sa rédaction issue de l'article LP 1 de la " loi du pays " contestée : " Un arrêté du conseil des ministres détermine pour chaque année civile, après avis de la commission consultative tripartite de l'emploi local, la liste des activités professionnelles soumises à une mesure de protection de l'emploi local. Cette liste est intégrée dans un tableau dénommé " tableau des activités professionnelles protégées (TAPP). / (...) Le refus du conseil des ministres de retenir les propositions de la commission consultative tripartite de l'emploi local doit être motivé.". L'article Lp. 5531-3 de ce code dans sa rédaction issue de l'article LP 1 de la " loi du pays " contestée dispose que : " Pour formuler son avis, la commission consultative tripartite de l'emploi local se prononce, au vu des statistiques établies en application de l'article Lp. 5521-1 et sur la base de critères objectifs correspondant aux données disponibles sur les demandes et offres d'emploi et de formation professionnelle, sur :/ - l'opportunité de la mesure,/ - le niveau de protection à appliquer, dans les limites fixées à l'article Lp. 5531-1,/ - la délimitation de chaque activité professionnelle concernée, déterminée selon des critères liés aux métiers, ou selon l'activité exercée ou selon un croisement de ces deux critères ".

8. Il ressort des pièces du dossier que l'assemblée de la Polynésie française, sur le fondement des dispositions précitées de l'article 74 de la Constitution et 18 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française, a entendu favoriser l'accès à l'emploi des populations résidentes depuis une certaine durée sur le territoire. A cette fin, elle a prévu, à l'article Lp. 5531-1 du code du travail de la Polynésie française, que lorsqu'une activité professionnelle dont la liste est arrêtée chaque année, atteint 10% de recrutements de salariés dont la durée de résidence, appréciée à partir de leur date d'inscription à la caisse de prévoyance sociale, est respectivement de moins de dix, cinq ou trois ans, cette activité peut justifier d'une protection " minimale ", " intermédiaire " ou " renforcée ". Ce seuil conduit à instaurer, pour les nouvelles embauches et en faveur des personnes justifiant d'une durée d'inscription à la caisse de prévoyance sociale supérieure, selon les cas, de trois ans, cinq ans ou dix ans, une priorité de recrutement à conditions de qualification et d'expérience professionnelles égales. Le taux unique retenu à .... L'article Lp. 5531-1 est ainsi conforme tant aux dispositions de l'article 74 de la Constitution qu'à celles de l'article 18 de la loi organique du 27 février 2004 précitées.

9. En deuxième lieu, l'article Lp. 5531-2 du code du travail de la Polynésie française dans sa rédaction issue de l'article LP 1 de la " loi du pays " contestée dispose que : " Un arrêté du conseil des ministres détermine pour chaque année civile, après avis de la commission consultative tripartite de l'emploi local, la liste des activités professionnelles soumises à une mesure de protection de l'emploi local ". Cet arrêté est pris après avis de la commission consultative tripartite de l'emploi local sur l'opportunité de la mesure, le niveau de protection à appliquer et la délimitation de chaque activité professionnelle concernée. En vertu de l'article Lp. 5531-3 de ce même code issu de la loi contestée, la commission se prononce au vu de données statistiques et sur la base de critères objectifs correspondant aux données disponibles sur les demandes et offres d'emplois et de formation professionnelle. Ce faisant, l'assemblée de la Polynésie française a nécessairement entendu que l'arrêté annuel fixant la liste des activités soumises à une mesure de protection repose sur les mêmes critères.

10. En dernier lieu, selon l'article Lp. 5532-1 du code du travail de la Polynésie française, dans sa rédaction issue de l'article LP 1 de la " loi du pays " contestée, lorsqu'un employeur procède à une embauche dans une activité professionnelle soumise à une mesure de protection de l'emploi local, la personne embauchée doit attester qu'elle satisfait à la condition de durée de résidence afférente au niveau de protection retenu. Aux termes de l'article Lp. 5532-2, du même code : " A l'exception des cas où l'employeur met en application les dispositions de l'article Lp. 5532-1, toute offre d'emploi correspondant à une activité professionnelle soumise à une mesure de protection de l'emploi local fait l'objet d'un traitement par le service en charge de l'emploi après notification de l'emploi vacant à celui-ci en application des dispositions de l'article Lp. 5421-2./ L'employeur ne peut procéder à l'embauche d'une personne non bénéficiaire de cette protection sauf dans l'un des cas suivants :/ - délivrance par le service en charge de l'emploi d'une attestation constatant l'impossibilité de pourvoir l'offre par la candidature d'un bénéficiaire de la protection de l'emploi local,/ - absence de proposition de candidature par le service en charge de l'emploi dans le délai d'un mois suivant le dépôt de l'offre ". Ainsi, selon l'article Lp. 5532-2, s'agissant de l'exercice d'une activité professionnelle soumise à une mesure de protection de l'emploi local, sauf lorsqu'il embauche une personne satisfaisant à la condition de durée de résidence posée par la " loi du pays " contestée, l'employeur doit notifier l'emploi vacant au service en charge de l'emploi et il ne peut procéder à l'embauche d'une personne non bénéficiaire de cette protection aussi longtemps que ne lui a pas été délivrée, par ce service, une attestation constatant l'impossibilité de pourvoir l'offre par une candidature d'un bénéficiaire de la mesure de protection de l'emploi local ou qu'il n'a pas reçu, dans le délai d'un mois du dépôt de l'offre, une proposition de candidature par ce service. L'article Lp. 5533-1 dispose que le non-respect de ces procédures fait l'objet d'une amende administrative.

11. En tant qu'il ne réserve pas à l'article Lp. 5532-2, en ce qui concerne la procédure d'embauche pour l'exercice d'une activité professionnelle soumise à une mesure de protection de l'emploi local, le cas des embauches réalisées dans l'urgence, l'article LP 1 va au-delà des strictes nécessités pour soutenir l'emploi local et méconnait en conséquence les dispositions, précitées au point 4, de l'article 18 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française. Il en résulte que l'article Lp. 5532-2 est illégal dans cette mesure. Le constat de cette seule illégalité, conformément à l'article 177 de cette même loi organique, ne fait pas obstacle à la promulgation de la " loi du pays " sous réserve, tant que cette dernière n'aura pas été complétée sur ce point, qu'il n'en sera pas fait application aux embauches réalisées en urgence.

12. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées par le Mouvement des entreprises de France de Polynésie Française, la Fédération générale du commerce, le Conseil des professionnels de l'hôtellerie, la société Polynésie Intérim, la Confédération des petites et moyennes entreprises de Polynésie française et la société Aquanet au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : L'article LP 1 de la " loi du pays " adoptée le 8 juillet 2019 par l'assemblée de la Polynésie française relative à la promotion et à la protection de l'emploi local est déclaré illégal seulement en tant qu'il ne réserve pas le cas des embauches réalisées dans l'urgence à l'article Lp. 5532-2 du même code.
Article 2 : La " loi du pays " adoptée le 8 juillet 2019 par l'assemblée de la Polynésie française relative à la promotion et à la protection de l'emploi local peut être promulguée sous la réserve énoncée au point 11 de la présente décision.
Article 3 : Les conclusions présentées par le Mouvement des entreprises de France de Polynésie Française, la Fédération générale du commerce, le Conseil des professionnels de l'hôtellerie, la société Polynésie intérim, la Confédération des petites et moyennes entreprises de Polynésie française et la société Aquanet au titre des dispositions de l'article L 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4: La présente décision sera notifiée au Mouvement des entreprises de France de Polynésie Française et à la Confédération des petites et moyennes entreprises de Polynésie française, premiers dénommés, au président de la Polynésie française, au président de l'assemblée de la Polynésie française, au haut-commissaire de la République en Polynésie française et à la ministre des outre-mer.


Voir aussi